Assistance au suicide, état de nécessité et exception d’euthanasie. A propos d’un jugement neuchâtelois récent
Jean Martin
Une assistance au suicide qui ne se déroule pas comme prévu
Le 6 décembre 2010, le Tribunal correctionnel de Boudry a acquitté le Dr Daphné Berner, ancienne médecin cantonale neuchâteloise, accusée d’infraction à l’art. 114 du Code pénal (meurtre sur demande de la victime). On se souvient qu’il s’agissait d’une femme encore jeune (43 ans) souffrant d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA – maladie de Charcot). Son état s’étant rapidement aggravé, elle s’est avérée incapable à la date qui avait été fixée de faire elle-même le geste amenant le décès (déclenchement d’une perfusion). Le Dr Berner a fait ce geste.
A noter que, au moment de la première audience, début novembre, les échos dans le public avaient été extra – ordinaires. A en croire plusieurs sites web, il y avait chez les internautes unanimité ou presque d’opinions favorables au médecin, certains en parlaient comme d’une héroïne ; le terme est apparu ensuite à nouveau – cf. Le Temps (Genève), 8 décembre 2010, p. 2. A vrai dire, les caractères de la fin de vie de personnes souffrant de SLA sont tels que, sauf opposition dogmatique «hors-sol», on peut penser que chacun comprend que le patient veuille qu’on l’aide à mourir.
La considération de l’état de nécessité – «Exception d’euthanasie» ?
«Daphné Berner n’avait pas d’alternative pour préserver la dignité humaine et la volonté de la patiente», a dit le juge Bastien Sandoz, estimant même qu’il aurait été «cruel de ne pas agir». Il a basé l’acquittement sur l’état de nécessité (art. 17 et 18 du Code pénal). Pour me pencher sur la problématique de l’assistance au suicide depuis deux décennies, comme médecin cantonal et comme membre de la Commission nationale d’éthique (CNE) – qui a publié deux rapports fouillés sur le sujet (
www.nek-cne.ch) –, ma conviction est que ce verdict est judicieux. Il se rapproche de la notion d’«exception d’euthanasie», discutée par le Comité consultatif national français d’éthique dans un avis publié en 2000,1 admettant que l’euthanasie puisse être tolérable dans des cas très particuliers. Extraits de cet avis :
«L’acte d’euthanasie devrait continuer à être soumis à l’autorité judiciaire. Mais un examen particulier devrait lui être réservé. Une sorte d’exception d’euthanasie, qui pourrait être prévue par la loi, permettrait d’apprécier tant les circonstances exceptionnelles pouvant conduire à des arrêts de vie que les conditions de leur réalisation. Elle devrait faire l’objet d’un examen en début d’instruction ou de débats par une commission interdisciplinaire chargée d’apprécier le bien-fondé des prétentions des intéressés au regard non pas de la culpabilité en fait et en droit, mais des mobiles qui les ont animés : souci d’abréger des souffrances, respect d’une demande formulée par le patient, compassion face à l’inéluctable. Le juge resterait bien entendu maître de la décision».
Certains demanderont comment concilier cette éventualité avec le tabou du meurtre qui reste un fondement de notre société, qu’il ne saurait être anodin de lever. Son mérite, c’est de ne pas occulter le caractère parfois (souvent ?) flou aujourd’hui de la limite pratique entre assistance au suicide et euthanasie active – où une tierce personne fait le geste entraînant la mort. Or, pour la loi – et une partie des philosophes et théologiens –, une situation est jugée en termes de noir ou blanc alors que la vie est faite de nuances de gris. Dans ces situations limites, les professionnels de santé se trouvent confrontés à des dilemmes ressortissant clairement à l’état de nécessité (qu’il s’agisse de fin de vie ou d’autres problématiques d’ailleurs). Plutôt que de refuser d’en prendre note, rechercher des solutions acceptables.
Ne pas croire qu’une loi détaillée serait la solution
J’ai longtemps servi l’Etat, avec fierté, et pense avoir appris qu’il y a des choses que la loi ne sait pas faire adéquatement. Pour l’assistance au suicide, la loi peut poser un cadre de principe – ce que fait l’article 115 du Code pénal – mais ne saurait rendre justice à la dimension très privée de la situation, touchant aux relations d’un malade et de ses proches, et avec son médecin. La loi ne devrait pas devenir pointilliste. En 2009, le Département fédéral de justice a mis en consultation un projet visant à contrôler plus strictement la pratique de l’aide au suicide en l’assortissant d’une série de conditions ; ledit projet a été rejeté par la large majorité des instances consultées2 et a été retiré (un nouveau sera proposé).
A cet égard, une chose est totalement indésirable : qu’on le veuille ou non, une législation détaillée sera vue comme une certaine légitimation par l’autorité publique (si on satisfait toutes ces conditions, c’est bien de mettre un terme à ses jours…).
Il importe aussi d’éviter que, sous prétexte de protection de citoyens qui sont dans leur bon sens – dans le cas de l’assistance au suicide on ne parle que de personnes capables de discernement –, on en vienne à mettre des obstacles ou délais disproportionnés à l’exercice par ces personnes de leur liberté d’action, y compris celle de prendre des décisions sur leur propre vie (chassez le paternalisme, il revient au galop).
Une manière de traiter les situations limites (cf. section ci-dessus) qui a ses mérites est de donner aux Ministères publics (procureurs) la latitude de classer sans suite des cas qui ressortissent aux «nuances de gris» et suscitent la compréhension ; système que connaissent notamment les Pays-Bas. Mais il faut ici compter avec l’allergie des Suisses au «pouvoir des juges» ; pourtant ces derniers sont plutôt bien formés/informés pour évaluer des situations comme le cas qui suscite le présent article.
Appréciations d’observateurs à cette occasion : «La volonté du Conseil fédéral de réglementer scrupuleusement l’aide au suicide est malvenue ; le choix de mourir fait partie de nos libertés intangibles, des fardeaux terribles et magnifiques de nos libertés» (P. Barraud,
www.commentaires.com). «Etablir une réglementation rigide et stricte en matière de suicide assisté serait une lourde erreur. (…) Le consentement du patient est une condition sine qua non. Une compréhension humaine et prolongée du cas par le corps médical l’est tout autant. Ainsi, le flou qui règne sur la question est aujourd’hui un rempart nécessaire» (B. Willa dans Le Matin – Lausanne - 7 décembre 2010).
Le flou comme rempart nécessaire… la formule a de quoi surprendre et peinera à convaincre ceux qui tendent à voir la vie des gens et de la cité en noir et blanc.
Ne pas avoir à envisager la légalisation de l’euthanasie
Un intérêt pragmatique (pas déterminant au plan des principes, je veux bien) d’admettre en cas de nécessité une notion telle que l’exception d’euthanasie est d’éviter la focalisation sur l’éventuelle légalisation plus large de l’euthanasie active. A ce stade en tout cas, ce serait une démarche simplement trop polémique ici, avec une probabilité très proche de zéro de mener à un quelconque résultat satisfaisant – même après des années de travail et de débats contradictoires (vraisemblablement acrimonieux, suscitant «beaucoup plus de chaleur que de lumière»).
Au reste, je partage les craintes de dérapages si on admet qu’une mort volontaire, «décidée», puisse être sans autres conditions le fait d’une tierce personne. Même si on allèguera des situations qui sont effectivement du registre de l’inégalité de traitement par rapport à l’aide au suicide (cas de Vincent Humbert en France il y a quelques années, du tétraplégique conscient, par exemple). Ces situations, qui sont rares, pourraient être résolues dans un cadre d’exception d’euthanasie/état de nécessité – nécessité qui devrait alors pouvoir être admise aussi en dehors de l’urgence.
Des propositions de type «Big Brother» qu’il ne faut pas suivre
Le journal 24 Heures (Lausanne) du 3 février 2010 publiait un article décrivant la proposition du Britannique Terry Pratchett d’instituer des «tribunaux» pour autoriser ou non l’euthanasie. Or, de telles instances auraient forcément un caractère public, seraient instituées par l’Etat et c’est ce qu’il ne faut pas faire. En rapport avec l’assistance au suicide, a été émise chez nous l’idée de commissions, cantonales par exemple, qui examineraient les demandes de personnes souhaitant faire recours à l’aide au suicide. Inacceptable parce qu’on fait alors, volens nolens, cautionner le suicide par un organe officiel (accordant son sceau, son «Stempel») et (cf. infra) que cela dilue les responsabilités.
Ces propositions représentent un dérapage de type Big Brother. Qui croit que, aussi intelligents soient-ils, des dispositifs publics sont légitimés à autoriser Monsieur X ou Madame Y à se suicider ? Tout de même, la personne qui vit une situation irréversible de souffrance et d’incapacité à fonctionner de manière autonome, qui plus largement fait le bilan de ce qui a été vécu et de ce qui reste à vivre, et dans quelles conditions, n’est-elle pas la mieux à même de se déterminer ? C’est en tout cas la moins mal placée. Etant entendu qu’il convient que, autant qu’elle le veut, elle puisse dialoguer avec des personnes compétentes et de confiance et ait accès à des possibilités alternatives (soins palliatifs en particulier). Il faut refuser l’idée que, sur des sujets éminemment privés, l’Etat ou ses agents sachent mieux que l’individu concerné ce qui est bon pour lui.
Donner sa place à l’éthique médicale
Une préoccupation majeure est liée au risque que prescriptions détaillées et contrôles extérieurs déresponsabilisent ceux qui entendent traiter au mieux de leurs connaissances la situation particulière du malade, dans le cadre du colloque singulier. Dans l’aide au suicide, deux acteurs sont principalement concernés : le patient qui exprime de manière réfléchie et répétée sa demande et le médecin qui fait une prescription létale. Dans l’optique de promouvoir une pratique éthiquement solide, il faut mettre l’accent sur la responsabilité de ces acteurs. Au contraire, des vérifications supplémentaires, qui courent le risque de devenir administrativement banalisées, ouvrent la porte à la dilution de la responsabilité.
Pour plusieurs problématiques actuelles, il paraît souhaitable de sauvegarder un rôle suffisant pour l’éthique médicale.2 C’est le métier du médecin d’avoir à prendre des décisions qui mettent en jeu la vie et la mort – y compris d’ailleurs dans des euthanasies directes qui restent clandestines/confidentielles mais qui existent. Sachant qu’il assume seul sa participation (notamment quant à la mise à disposition du moyen), la qualité et le contrôle du caractère acceptable de l’assistance au suicide seront meilleurs que si des personnes extérieures «vérificatrices» le déchargent d’une part de responsabilité.a On dira que les médecins ne sont pas parfaits, ce qui est vrai, et que leur déontologie n’a pas de légitimité démocratique, ce qui est aussi vrai. Elle mérite cependant d’être revalorisée là où elle fait aussi bien ou mieux que la loi, de manière plus souple, plus humaine.
Opposera-t-on à ce souhait qu’on donnerait ainsi au médecin carte blanche (une prérogative exorbitante ?) à propos d’enjeux complexes. Peut-être s’il s’agissait là de vouloir une forme de biopouvoir au sens de Michel Foucault. Telle n’est pas notre vision. Les déterminations lourdes dont on parle ici doivent découler d’un échange confiant et transparent avec le malade, dans le sens de l’évolution des dernières décennies quant au caractère contractuel de la relation soigné-soignant et de ce qu’on appelle les droits des patients.3
Auteurs
Jean Martin
La Ruelle 6
1026 Echandens