Fin de vie : quand peut-on dire qu’une vie est accomplie ?
Pouvoir décider du moment de sa mort permet de mieux vivre sa vie, explique le philosophe François Galichet
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RTBF La Première
le mercredi 16 septembre 2020 à 11h46
Dans nos sociétés, la vie est devenue la valeur suprême, la plus sacrée, et en même temps, certains souhaitent pouvoir en sortir quand ils considèrent qu’elle est accomplie, que la prolonger la dégrade. Le philosophe François Galichet analyse ce paradoxe dans son livre Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? (Ed. Odile Jacob).
Qu’est-ce qu’une vie digne et digne d’être vécue ? Quel sens lui donnons-nous ? Qu’est-ce qui fait sa qualité et son intensité ? Quand peut-on dire de sa vie qu’elle est accomplie ? Ces questions résonnent beaucoup en ce moment et nous concernent tous.
François Galichet met en balance deux représentations de la vie. On peut la tenir pour un bien absolu à préserver à tout prix. On peut aussi l’envisager à la manière du peintre ou de l’écrivain, comme une œuvre dont on est l’auteur, que l’on peut façonner dans la mesure où l’on est maître de soi.
Tout démarre par une enquête que François Galichet effectue auprès de personnes qui se sont procuré, via internet, le moyen de décider de l’heure et du jour de leur propre mort, sans douleur ni violence.
Un pouvoir sur la mort qui permet de mieux aimer la vie
Les résultats de l’enquête l’ont surpris : il pensait que leur motivation première était d’échapper aux souffrances en fin de vie. Or ces personnes déclaraient que cela les rassurait bien sûr par rapport à une vie douloureuse éventuelle, mais surtout que cela leur permettait de mieux vivre dès maintenant leur vie présente. Ils exprimaient un immense soulagement à l’idée de ne pas finir grabataire sur un lit d’hôpital, de mieux vivre les plaisirs et les joies de la vie présente, de vivre dans la paix et la sérénité, de vivre plus fort.
Pour d’autres, il était plutôt question de fierté, du sentiment d’avoir fait quelque chose de difficile pour être fidèle à ses convictions.
Pour d’autres encore, le rapport aux autres, à leur famille, à leurs amis, avait changé : ils parlaient plus librement avec eux de la possibilité de choisir leur mort et en tiraient une paix intérieure.
"On voit ainsi que cela dépasse de beaucoup le cadre habituel dans lequel on situe la question de l’euthanasie et du suicide assisté."
Le fait de pouvoir décider de sa mort amène ainsi à mieux s’accepter soi-même et surtout à dialoguer avec soi-même. On peut parler d’une responsabilisation, d’un pouvoir nouveau mais qui oblige à une plus grande vigilance, celle de scruter sa vie en permanence pour juger si elle vaut ou non la peine d’être vécue. Il faut pour cela clarifier ses critères de jugement, ses valeurs et ses priorités. Cela implique une grande lucidité par rapport à sa vie.
"Ce pouvoir sur la mort fait mieux aimer la vie. La mort à la fois est dédramatisée et en même temps elle peut attendre : je ne la crains plus, je n’ai plus l’angoisse de la mort, je peux mieux aimer les choses qui m’adviennent."
La survie, mais à quel prix ?
La pandémie que nous vivons amène à considérer que la vie biologique est essentielle. Beaucoup, parmi lesquels le philosophe André Comte-Sponville, se sont insurgés contre cette espèce de tyrannie du sanitaire, de la santé, au nom de laquelle on sacrifie bien des choses : la vie culturelle, la convivialité, le voyage…
Cette crise met en relief le fait que la vie biologique ne peut pas être tout. On ne peut pas considérer que la survie à tout prix est un impératif fondamental, affirme François Galichet.
"Nous sommes en train de prendre conscience qu’aujourd’hui, pour vivre les choses que nous aimons, qui ont de la valeur pour nous, nous sommes, au contraire de ce que disait Spinoza, amenés à prendre des risques, à vivre dangereusement, et c’est à chacun de prendre les risques qu’il a à prendre, même s’il y a des règles sanitaires communes qui sont obligatoires. Et donc nous prenons conscience que pour bien vivre, il faut accepter de mourir."
On n’a jamais, dans les maisons de retraite en France, invité les personnes âgées à réfléchir sur leur condition, sur leur mort, à rédiger leurs directives anticipées, qui sont pourtant l’occasion d’une réflexion philosophique : quand je me demande ce que je veux, je suis amené à me demander quelles sont mes valeurs, quels sont les critères qui pour moi déterminent une vie digne et une vie indigne, une vie juste et une vie injuste.
"Il faut en parler, faire des ateliers philo en quelque sorte dans les maisons de retraite, et en France, c’est très peu fait. On s’occupe très peu de la vie intellectuelle, spirituelle, des personnes âgées et de leurs capacités à réfléchir et à dire ce qu’elles pensent et vivent."
Quel accompagnement pour la personne qui demande à mourir ?
En France, il n’y a pas de débat autour de l’euthanasie et de la fin de vie, parce qu’il n’y a pas de cadre législatif, mais beaucoup étudient le modèle belge et le modèle suisse.
En Belgique, c’est un collège de médecins qui prend la décision de la fin de vie d’une personne qui la demande.
En Suisse, où il n’y a pas de loi, la personne prend elle-même le produit, le médecin se contente de délivrer une ordonnance, mais l’accompagnement est fait par des associations comme 'Exit', donc des non-médecins, qui réfléchissent avec la personne, dans un rapport d’égal à égal, sur la décision à prendre.
Qu’entend-on par 'une vie accomplie' ?
Dans la loi belge et hollandaise, il est prévu que ce soit uniquement les situations de maladies extrêmes qui justifient le désir de devancer la mort. Certains demandent qu’à partir d’un certain âge, qui est à débattre, on puisse accéder à la demande d’une personne d’être aidée à mourir, même si elle n’est pas malade, à partir du moment où elle estime que sa vie est accomplie.
"L’idée de vie accomplie permet de rattacher la notion de vie à l’idée d’oeuvre, à quelque chose que l’on fait patiemment, parfois laborieusement et douloureusement, et qui soit une totalité, une cohérence. Il ne s’agit donc pas de considérer sa vie maintenant, qui peut être heureuse ou malheureuse, réussie ou 'ratée', mais sa vie dans son ensemble, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, éventuellement choisie. Et donc, c’est l’idée de globalité qu’exprime la notion de vie accomplie."
Mais quels critères nous permettraient d’en juger ? François Galichet nous en soumet 5 : la qualité, l’intensité, l’adversité, l’historicité et la réflexivité. Les deux premiers termes parlent d’eux-mêmes.
L’adversité signifie toutes les résistances que nous rencontrons dans notre vie, les épreuves comme les résistances positives, telles que le conflit enfants-parents. Une vie riche est une vie qui connaît des conflits.
L’historicité implique que toute vie constitue une histoire. Elle doit être orientée pour être accomplie. On doit essayer de faire de sa vie une histoire qui ait un sens, un récit qui puisse être raconté.
La réflexivité nous permet d’évaluer la valeur de notre vie, de savoir si elle est encore digne d’être vécue ou pas, de pouvoir dialoguer avec soi-même et avec les autres.
"La question de la mort devient une question réflexive, en cette époque de contradiction entre, d’un côté, des menaces de mort qui se multiplient et, de l’autre côté, la science qui nous promet l’immortalité. La mort maintenant, cela dépend de nous, ce n’est plus une fatalité. Et donc forcément notre époque est, peut-être plus que d’autres, prête à réfléchir sur cette question de la mort."