L'annonce de la mort à venir, un casse-tête éthique et humain pour les médecins
Daphnée Leportois — 7 septembre 2018 à 7h32 — mis à jour le 7 septembre 2018 à 7h32
[size=31]Éviter que l'annonce d’une maladie incurable ou de la cessation des traitements ne constitue un traumatisme supplémentaire pour un patient ou une patiente n’a rien d’évident.[/size]
«Le malade nous montre le chemin; souvent, il suffit de l’écouter, d’évoluer à son rythme.» | Rawpixel via Unsplash
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En 2016, 59,2% des décès ont eu lieu dans des établissements de santé, indique l’Insee. Sauf que, même si elle fait partie du quotidien du personnel soignant, «à l’hôpital, comme ailleurs, la mort reste un tabou et son évocation met mal à l’aise», soulignait l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) dans un rapport de 2012 intitulé «L’Hôpital». Au point que «l’annonce faite au malade [de sa fin de vie prochaine] et l’accompagnement des proches ne sont pas systématiquement envisagés et les personnels n’ont pas toujours le savoir-faire ou la volonté nécessaires».
La preuve avec ce douloureux témoignage de Florence Braud, publié en septembre 2016 sur son blog, où l’oncologue de sa mère jargonne («J’ai eu les résultats de votre scintigraphie, c'est pas bon, vous avez des métastases osseuses localisées sur la hanche, ce qui explique vos douleurs»), évite de parler de fin de vie et, face au refus des séances de radiothérapie qu’il comptait prescrire, annonce comme pour se venger qu’il ne faudra pas compter sur lui pour les antidouleurs.
L’article 35 du code de déontologie médicale dispose pourtant qu'«un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection». C’est ce qui fait dire à Anisa en commentaire que «le cancer vole votre vie, certains médecins vous volent votre mort».
S’il n’y a pas de mode opératoire spécifique, détaillant les étapes et la bonne manière d’annoncer à quelqu’un qu’il va bientôt mourir, certains écueils sont toutefois à éviter pour faire de ce moment –difficile pour les malades, leurs proches mais aussi le personnel soignant– un instant de vie n’annihilant pas tout espoir.
[size=52]Pratiques mensongères[/size]
Il faut d’abord avoir conscience que si les médecins sont encore loin de savoir comment procéder et se délestent parfois de l’information sans crier gare, c’est parce que l’annonce du diagnostic a longtemps été tue aux malades.
Dans une tribune publiée en avril 2018 sur le site du Guardian, la cancérologue australienne Ranjana Srivastava exposait que «dans les années 1960, 90% des oncologues reconnaissaient qu’ils ne feraient pas part d’un diagnostic de cancer en phase terminale à un patient». Pire: «Il fallait mentir au malade, le convaincre qu’on allait le tirer d’affaire, qu’il serait rétabli d’ici quelques mois. C’est ce qu’on enseignait autrefois aux médecins, c’était presque une exigence thérapeutique», retrace le sociologue à l’Université de Lille Michel Castra, entre autres auteur de Bien mourir – Sociologie des soins palliatifs.
[size=47]«Les médecins ne révélaient pas ce qu’ils savaient aux malades concernant la gravité de leur maladie pour ne pas les désespérer.»[/size]
Hélène Brocq, psychologue clinicienneLa raison en était simple, explicite la psychologue clinicienne Hélène Brocq
dans un article: «Les médecins ne révélaient pas ce qu’ils savaient aux malades concernant la gravité de leur maladie, pour ne pas les désespérer, pour ne pas déclencher en eux des réactions excessives ou incontrôlables. […] Le non-dit était censé prémunir de débordements émotionnels douloureux», le rôle des médecins étant, «
en premier, [de] ne pas nuire».
On aurait pu en rester là. Sauf que depuis, la donne a changé, notamment avec le sida. Question de santé publique: pour éviter la contamination, on ne pouvait plus cacher aux personnes qu’elles étaient atteintes du VIH. Et au lieu de tout dire à la famille et de cacher la réalité aux malades, puisque l’on rentrait dans leur intimité et leur sexualité, on s’est mis à faire l’inverse: exposer la situation au patient ou à la patiente, avant d'éventuellement informer la famille. Une pratique qui s’est étendue aux autres maladies graves.
«Dans les années 1970, dans une perspective post-soixante-huitarde très contestataire, apparaît un discours critique envers les hôpitaux et les médecins, considérés comme incapables de gérer la mort et la douleur, ainsi que d’accompagner les patients en fin de vie, développe Michel Castra. L’attitude la plus admise dans les années 1960 va devenir insupportable: le mensonge, le non-dit, le silence face au mourant sont interprétés comme la conséquence d’une société qui occulte la mort. À la fin des années 1970 et surtout dans les années 1980, on voit émerger le thème de “la vérité au malade”.»
Les prescriptions ont été transformées, et souvent les mentalités avec. «Aujourd’hui, à l’ère de l’autonomie du patient, la transparence est présentée comme un impératif moral incontestable», pointait la docteure Ranjana Srivastava dans son article paru dans le Guardian.
Et c’est officiel depuis la
loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, dont l’article L.1111-2 dispose que «toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé». L’article 35 du code de déontologie médicale est tout aussi explicite: «Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose.» Dans le même ordre d'idée, l’objectif fixé par l’Igas dans son document de 2012 est de permettre «au mourant, s’il le souhaite, de prendre des décisions le concernant». Or pour cela, il faut bien l’informer de sa situation.
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[size=52]«Euthanasie psychique»[/size]
Le problème, c’est que les mauvaises pratiques ont parfois la peau dure. Des médecins taisent encore la réalité. Comme le relève la psychanalyste Martine Ruszniewski dans un article, parmi les mécanismes inconscients de défense des médecins figure «le mensonge par omission» –par exemple dire: «Je n’ai pas encore les résultats définitifs, il faut attendre quelques résultats», ce qui permet de «différer encore un peu le moment de dire vrai».Même quand le médecin informe un malade, cela ne garantit pas qu'il lui fasse moins de mal qu’en lui cachant la vérité. Autres scénarios repérés: «la rationalisation», c’est-à-dire «quand le médecin utilise un jargon médical incompréhensible pour le malade, qui ne peut qu’écouter sans rien comprendre», ou encore «la fuite en avant», lorsque «le médecin […] lâche toute la réalité médicale, comme pour se libérer de ce fardeau trop lourd à porter».Une situation qu’a vécue l’Américain Bruce Kramer, atteint de la maladie de Charcot, et qu'il a racontée dans le podcast «Living While Dying» (que l’on pourrait traduire par «Vivre quand on est en train de mourir») sur la radio publique NPR.Dans le premier épisode, voici comment il résume l’annonce du diagnostic de cette maladie neurodégénérative qui aboutit, dans 50% des cas, au décès dans les trois ans après le début de son apparition: «Le rendez-vous n’a pas duré plus de quinze minutes. Il a en gros dit: “Eh bien, c’est ce que je craignais, mon diagnostic, c’est que vous avez la sclérose latérale amyotrophique.” […] Ça donnait l’impression qu’il avait vraiment hâte que nous sortions de son bureau.» Une expérience qu’il décrira à l’épisode 22, trois ans après le diagnostic, comme «violente et néfaste», le médecin n’ayant laissé filtrer aucune émotion et ayant évité de croiser son regard ainsi que celui de sa femme Ev, qui assistait au rendez-vous.Dire à quelqu’un qu’elle ou il est atteint d’une maladie incurable ou que tous les traitements ont été épuisés est «une information qui affecte inéluctablement et sérieusement le futur d’une personne», selon les termes du psychiatre Robert Buckman. Dit autrement, c’est «une information qui provoque un déficit cognitif, comportemental ou émotionnel, et qui persiste encore quelque temps après l’annonce», d’après la définition du psychologue clinicien J. T. Ptacek.«Le sujet, c’est celui de l’angoisse: que se passe-t-il, du point de vue psychologique, quand l’annonce d’un diagnostic de maladie grave propulse dans une situation qui consiste à vivre un instant comme étant le début du processus de sa propre mort, puisque c’est véritablement là que s’enclenche le début de la fin? Vivre un tel instant ne peut pas être considéré comme un événement banal: cela va déclencher un choc traumatique véritable», poursuit Hélène Brocq, qui a exercé pendant dix ans en médecine palliative au CHU de Nice et a rejoint en 2005 le Centre de références pour les maladies neuromusculaires et la sclérose latérale amyotrophique (SLA).[size=47]«Si mentir au malade n’est plus envisageable, la “vérité” brutale n’apparaît pas pour autant plus acceptable.»[/size]
Michel Castra, sociologueAlors, «dire les choses de façon froide, c’est d’une très grande violence, assène Martine Ruszniewski, entre autres co-autrice de l’ouvrage
L’annonce – Dire la maladie grave. C’est une forme d’euthanasie psychique.» Aussi, «si mentir au malade n’est plus envisageable, la “vérité” brutale n’apparaît pas pour autant plus acceptable», observe Michel Castra.
Certes, «cela a le mérite de respecter la Convention d’Oviedo et le patient, qui a le droit à la vérité(
1), mais si c’est fait sans tact, cela peut aussi provoquer énormément de dégâts. Le patient tombe des nues: c’est comme un séisme ou un tremblement de terre, le sol se dérobe sous ses pieds», exprime le docteur Boris Cantin, spécialiste en soins palliatifs exerçant à l’hôpital de Fribourg (Suisse).
[size=52]Formation nécessaire[/size]
«Nous avons constaté que beaucoup de patients se plaignaient en oncologie que le pire moment du parcours était celui où on leur annonçait qu’ils avaient un cancer», ajoute le spécialiste de soins palliatifs.
Si les médecins ne savent toujours pas s’y prendre, c’est parce que cela les renvoie à leurs propres émotions. Annoncer une mauvaise nouvelle «va à l’encontre du paradigme du bon soignant et peut créer un sentiment d’échec et de culpabilité, détaille Boris Cantin. On aime sauver des gens. C’est valorisant quand les traitements fonctionnent». La ou le professionnel de santé peut alors mettre à distance son ressenti, voire feindre l'indifférence pour se protéger.
Pourtant, Hélène Brocq, qui travaille sur ces sujets depuis la fin des années 1980, n’a «jamais entendu de patient critiquer un médecin qui n’a pas réussi à le soigner, mais des “il m’a laissé tomber”, “il ne rentre plus dans ma chambre et m’évite”, ça, oui. Ce sont des attitudes qui majorent l’angoisse d’abandon et la détresse psychique».
Reste que les médecins peuvent appréhender ces moments, parce qu’elle et ils se trouvent démunis. «La médecine est de plus en plus spécialisée et technique, au détriment d’une dimension relationnelle», déplore le docteur Cantin. La majorité du personnel soignant n’a pas de formation sur ce moment de l’annonce de la mauvaise nouvelle voire celle, encore plus spécifique, de la mort.
Or «cette formation à l’accompagnement psychique en fin de vie est nécessaire dans le cursus des médecins, insiste Hélène Brocq. Il faudrait aussi qu’ils aient une réflexion sur leurs propres émotions concernant la maladie, la mort, l’angoisse, qu’ils s’interrogent sur ce que ça leur fait, à eux, d’être confrontés à des gens qu’ils ne peuvent pas soigner. Ils sont laissés dans une très grande solitude».
D’autant que la pratique ne suffit pas à combler ce manque, révèle Boris Cantin, qui a cocréé avec Fabienne Teike Luethi, infirmière clinicienne, des cours à destination des soignants sur l’annonce de mauvaises nouvelles, à Lausanne. «Nous mettons en place des exercices pratiques dans lesquels des acteurs viennent jouer les patients et les soignants passent à tour de rôle. Puis nous procédons à une analyse groupale. Même pour les médecins expérimentés, c’est difficile. Ce n’est ni inné, ni seulement une question d’expérience: c’est de l’ordre de l’apprentissage, ce qui renforce la nécessité d’une formation.»
[size=52]À l’écoute[/size]
Même si, comme l’énonce Martine Ruszniewski, «le meilleur repère est de ne pas savoir ce que l’on va dire et comment cela va se passer», il existe des pistes pour investir ce moment et éviter d’alourdir la souffrance morale de la patiente ou du patient concerné. «Il faut que le médecin ait une bouée et des outils pour limiter les dégâts, qu’il puisse au moins se raccrocher à une méthode, tout en espérant qu’il lâche cette méthode et vive le moment», étaye la professeure Micheline Louis-Courvoisier, qui a fondé le programme de sciences humaines en médecine à l’Université de Genève (Suisse).[size=47]«Il y a un lieu pour ça: on ne fait pas ça dans un couloir, ni en étant tout le temps dérangé par son téléphone.»[/size]
Boris Cantin, docteur spécialiste en soins palliatifsCertaines indications peuvent sembler évidentes, mais il faut néanmoins les rappeler: ce n’est pas une nouvelle que l’on transmet au téléphone, et encore moins sur un répondeur, ou entre deux portes –une phrase et puis s’en va. Il convient d’y consacrer un certain temps. Déjà, «il faut aviser la personne touchée par la maladie que l’on est porteur d’une mauvaise nouvelle, la préparer juste avant pour qu’elle sache qu’il va y avoir quelque chose, ce qui lui permet de l’entendre. L’introduction “il va y avoir une mauvaise nouvelle” est essentielle dans l’annonce», remarque Boris Cantin. Un panneau avertisseur en somme, pour ne pas prendre le virage à toute vitesse et éviter une sortie de route brutale et fatale.
Et puis «il y a un lieu pour ça: on ne fait pas ça dans un couloir, ni en étant tout le temps dérangé par son téléphone», rapporte le médecin suisse. Un bureau et un mode silencieux s’imposent –et surtout un «mode écoute». «Le malade nous montre le chemin; souvent, il suffit de l’écouter, d’évoluer à son rythme», note Hélène Brocq. Par exemple pour savoir «si la personne souhaite être entourée» lors de cette annonce, mentionne Boris Cantin. Il suggère de le lui demander de la manière suivante: «Tel jour, on doit parler des résultats des examens. Souhaitez-vous discuter seul à seul ou que quelqu’un soit présent?»
[size=52]Sculpture affective[/size]
Sur le moment, «il faut être disponible pour savoir ce que la personne est en train de vivre, et pas ce que nous pensons qu’elle est en train de vivre», enchaîne Micheline Louis-Courvoisier. Parce que l’on n’a pas seulement en face de soi une personne malade ou mourante qui suit des étapes –sidération, déni…– dans un ordre préétabli et inamovible. «Le personnel de santé ne peut pas généraliser l’annonce de la mauvaise nouvelle en mettant tout le monde dans un même silo: chacun a sa personnalité et son vécu», renchérit le docteur Cantin.
«Avant tout, il faut d’abord se dire qu’il faut parler à une personne», synthétise Martine Ruszniewski –une personne directement concernée et qui n’a pas forcément en tête la même chose que le médecin. Entre autres parce que «les médecins sont très forts pour utiliser un charabia médical sans s’en rendre compte, regrette Boris Cantin. Ce n’est en effet pas au patient de s’adapter à nous, mais à nous de nous adapter à lui en fonction de ce qu’il peut comprendre. Évaluer la compréhension des informations reçues est indispensable pour préparer l’annonce en soi».
C’est bien ce qui est écrit dans le code de déontologie médicale, toujours à l’article 35: «Tout au long de la maladie, [le médecin] tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension.» Pour s’en assurer, on peut utiliser des formulations comme «Qu’avez-vous compris de ce que mes collègues vous ont dit?» –encore plus si les équipes tournent au sein du service et si les malades ne sont pas toujours en contact avec les mêmes personnes– ou «À votre avis, que cherche-t-on en ce moment?» et «Si on doit vous annoncer prochainement un cancer, que va-t-il se passer pour vous?».
Mais il ne suffit pas de savoir où la personne en est de sa compréhension de son parcours de soin ou de la maladie. Il faut aussi s’interroger sur ce qu’elle peut, émotionnellement et psychiquement, recevoir. Et c’est pour cela qu’Hélène Brocq milite pour «créer un poste de psychologue clinicien, à l’instar de ce qu’il se passe dans les centres de références SLA» là où cela s’avère nécessaire, en gériatrie comme en oncologie: si «l’annonce du diagnostic est évidemment un acte médical qui doit être fait par un médecin, il y a une dimension psychologique qu’il convient de prendre en charge. Informer un malade est un travail de sculpture dont la matière est affective».
Ces psychologues viendrait accompagner les patientes et patients après l’annonce, mais aussi épauler les médecins, écouter leurs difficultés à informer et leur donner des clefs pour le faire au mieux, les «éclairer sur ce que les patients sont capables d’entendre».
[size=52]Mental à sonder[/size]
Ce n’est pas parce que l’information doit être transmise qu’elle doit l’être dans le moindre détail, ni d’un seul coup. « Il faut prendre en quelque sorte le pouls de la temporalité psychique du malade, pour savoir quand et comment lui parler. Car si le fond est du message est incontournable, la forme, elle, peut être travaillée», signale Hélène Brocq.«Il ne faut jamais annoncer à quelqu’un qu’il n’y a plus de traitement à proposer sans avoir d’abord sondé son état psychique. Quand on a quelque chose à dire à quelqu’un de très difficile voire de désagréable, on ne dit pas forcément tout, rappelle également avec justesse Martine Ruszniewski. L’honnêteté, la franchise et la sincérité ne consistent pas à dire tout ce que l'on sait, mais à penser à ce que l’on va dire et surtout aux conséquences de ce que l’on va dire.»[size=47]«Le malade est ambivalent. Il peut être dans l’insistance et en même temps, implicitement, dire “protégez-moi de ce que vous aurez à me dire”.»[/size]
Martine Ruszniewski, psychanalysteEt cela ne revient pas juste à considérer que l’on peut se décharger de la vérité brute à tout ou toute malade qui demande à savoir –voire à tout savoir. «Le malade est ambivalent, précise la spécialiste. Il peut être dans l’insistance, dire “faites-moi la promesse que vous me le direz s’il n’y a plus de traitement, dites-moi toute la vérité”, et en même temps, implicitement, dire “protégez-moi de ce que vous aurez à me dire”.»
À titre d’exemple, elle convoque le cas d’une patiente qui voulait qu’on lui dise tout: «Elle ne cessait de demander à tous ceux rentrant dans sa chambre: “Est-ce que je vais mourir?” L’interne lui a répondu: “Mais pourquoi est-ce que vous voulez qu'on vous dise que vous allez mourir?” Et elle de répondre:“Parce que je ne veux pas mourir.” La patiente a pu alors pleurer et dire qu’elle espérait ne pas mourir. L’interne a été exemplaire.»
À l’inverse, «si le malade a besoin d’échapper au diagnostic, laissez-le aller», avertit Hélène Brocq. C’est même ce qui est inscrit dans le code de déontologie médicale: sauf en cas de risque de contamination, «lorsqu’une personne demande à être tenue dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic, sa volonté doit être respectée».
Et cette situation arrive. Valérie Igier, psychologue clinicienne spécialisée en psychogérontologie et maîtresse de conférences à l’Université Toulouse-Jean-Jaurès, a mené une recherche portant sur la communication de mauvaises nouvelles aux patientes et patients âgés, dont
les résultats ont été publiés dans la revue Health Communication: près de 40% des personnes de l’échantillon interrogées soit ne souhaitaient pas que la ou le médecin révèle le diagnostic, soit qu’elle ou il le révèle sous certaines conditions seulement (notamment suivant le souhait exprimé pour dire ou ne pas dire la vérité sur la maladie).
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[size=52]Travail d’équipe[/size]
«C’est le chemin [du malade], c’est lui qui sait. Dans un orchestre, accompagner ne revient pas à jouer la partition du soliste. Là, le soliste, c’est le malade», évoque sa consœur Hélène Brocq. D’autant qu’il y a plusieurs actes et plusieurs scènes à ce concert final.
«Annoncer une mauvaise nouvelle est une formule consacrée», fait remarquer Micheline Louis-Courvoisier. C’est déjà employer le singulier, alors que la trajectoire de la maladie est «une succession de mauvaises nouvelles, mais aussi un tunnel qui s’éclaire et qui s’éteint; une fois le diagnostic annoncé, on n’est pas débarrassé des mauvais moments». Pour cette raison, Valérie Igier affirme que «délivrer des informations à petites gouttes est aussi une manière de protéger le patient».
Dans ce cadre, le travail en équipe peut être bénéfique. «Il ne faut pas se culpabiliser de ne pas être à l’aise: on peut se faire aider et demander des relais au sein de l’équipe médicale. Ce n’est pas humiliant de demander. Sur le plan humain, il y en a qui ont plus de doigté et plus d’empathie, c’est comme pour les gestes techniques», soutient Martine Ruszniewski.
Il ne faudrait pas non plus oublier que les autres membres du personnel soignant sont également en première ligne dans l’accompagnement au long cours des malades. «Il y a parfois un manque de communication entre les différents personnels», constate ainsi Valérie Igier.
Pour mieux soutenir les personnes concernées, tout le monde devrait être inclus dans le processus. «S’il y a blessure dans l’annonce, c’est à cause du manque de formation au niveau médical et à cause de l’exclusion des infirmières et infirmiers, dont c’est le job d’accompagner les patients dans le processus de mauvaises nouvelles. Si le médecin annonce la mauvaise nouvelle mais ne fait pas participer le personnel infirmier, celui-ci se trouve complètement démuni après coup pour le rattrapage émotionnel du patient. Il faut mettre ensemble les deux corps de métier, annoncer ensemble», complète le docteur Cantin.
[size=52]Fiction et langage[/size]
Reste qu’il n’est pas évident, même en équipe, de discerner où se situe le patient et ce qu’il ressent. «Les malades ont beaucoup de peine à exprimer cette tourmente émotionnelle qui les habite», admet Micheline Louis-Courvoisier.
Celle qui a notamment écrit
Les Livres que j’aimerais que mon médecin lise conseille au personnel soignant de lire de la fiction ou des récits, comme
Night Letters: lettres de Venise de Robert Dessaix ou
Vie et mort d’un crabe de Vincent Borel. Des ouvrages souvent inspirés de témoignages vécus, mais qui sont transcendés par «la recherche esthétique du mot juste»: «La création artistique pallie cette incapacité du discours et permet d’intégrer la singularité du malade. Elle donne un paysage intellectuel et émotionnel aux médecins.» Comme le formule Hélène Brocq, «quand on comprend mieux le patient et ce qu’il vit, on est plus capable de dire».
Il ne s’agit pas seulement de développer l’empathie. La littérature est aussi un moyen de mettre l’accent sur «l’importance du langage et des mots employés» et les représentations qu’ils véhiculent, souligne Micheline Louis-Courvoisier. «Le langage verbal est celui qui relie le médecin et le malade, et si l’on ne fait pas attention à l’univers auquel renvoient les mots, on peut passer à côté de la singularité, de l’expérience subjective du malade. Une médecine individualisée ne peut pas faire l’économie du langage.» Il est peut-être temps, à côté des QCM à tire-larigot, de laisser plus de place au verbe ou à la lecture de textes romancés pendant les études de médecine.
Dans ces ouvrages, «il y a un effort contenu dans la forme pour que le moment décrit soit le plus précis et rendu avec le plus de relief possible. Ce n’est pas juste “j’écris mon histoire”, mais “quel mot va traduire cette sensibilité?”. La lecture de ces textes esthétiques permet de mieux intégrer les dimensions de l’expérience corporelle et psychique, et de mieux comprendre ensuite celles des patients qui n’arrivent pas à déplier leur expérience avec la même précision, de l’accueillir dans une conscience préparée à ces dimensions par ces lectures. Si vous aimez lire, vous devez le faire. Vous ferez de meilleurs médecins».
Micheline Louis-Courvoisier ponctue ses propos en citant le discours de
Joseph Brodsky, lauréat du prix Nobel de littérature en 1987: «Un roman ou un poème est une conversation intime entre un lecteur et un auteur […]. Cette conversation va rester dans la mémoire du lecteur, sous forme distincte ou dans le brouillard, mais tôt ou tard, de manière appropriée ou non, cette conversation va influencer la conduite du lecteur.»
[size=52]Maladresse bénéfique[/size]
Et c’est bien parce que le langage véhicule des représentations singulières qu’il n’y a pas de mode d’emploi ni de termes précis que le médecin se doit d’utiliser. «On peut essayer d’adoucir les mots, dire “je viens d’avoir vos résultats, c’est plus sérieux que ce que j’espérais”, mais ce sont mes mots à moi, nuance Martine Ruszniewski. Or quand on parle à quelqu’un, il faut se sentir bien dans ses baskets et dans ses propres mots. Le malade, ce qu’il cherche, c’est de l’humanité, que l’on ne banalise pas ce moment avec des mots tout faits et plaqués. Le patient ne s’y trompe pas: il préfère la maladresse car, alors, les médecins montrent qu’ils sont touchés par ce qu’il se passe, qu’ils sont là en tant que sujets, avec leur structure psychique et leur humanité, et pas seulement en tant que techniciens, avec leur savoir et leur compétence.»[size=47]«Je remarque que de nombreux praticiens ne sont pas formés à être vulnérables. Ils sont formés à être objectifs et à voir leurs patients comme des choses à gérer.»[/size]
Bruce Kramer, auteur du podcast «Living While Dying»Bruce Kramer, atteint de SLA, s'en rend compte dans l’épisode 22 du podcast «Living while dying»: «Je pense que c’est un moment où la vulnérabilité doit être partagée. Et je remarque que de nombreux praticiens ne sont pas formés à être vulnérables. Ils sont formés à être objectifs et à voir leurs patients comme des choses à gérer.»Pour Martine Ruszniewski, il convient de faire se rencontrer les quatre interlocuteurs en présence: le sujet médecin, le technicien médecin, le sujet malade et la maladie. D’autant que «lorsque l’on se rapproche du désarmement face à la technique, il ne reste plus que l’humanité». Cette humanité peut être transmise par «le contenu de l’annonce, mais aussi la forme du dire, le malaise, le silence, le regard, la vitesse, la tonalité».Dans un article, la spécialiste relatait un échange entre un médecin et une patiente, qui se connaissaient depuis plusieurs années de lutte contre un cancer tenace: «–Mes analyses ne sont pas bonnes… –Mais enfin, je ne vous ai rien dit! Pourquoi vous me dites ça? –Je le sais, quand vous retirez vos lunettes, ce n’est pas bon signe.» Un échange non verbal qui donne de l’espace à une autre parole et à un lien de confiance: «Vous avez une annonce à faire, ça vous embête, vous jouez avec vos lunettes, ça va être dur pour moi, malade en récidive, mais aussi un peu pour vous, médecin. Et votre gêne de médecin, étrangement, m’aide un peu, parce qu’elle me redonne une place de sujet.»L'anecdote montre bien que tout espoir n’est pas annihilé par l’annonce de la mort, plus ou moins prochaine. «Il reste de l’espoir non pas sur l’issue, qui est la mort, mais sur ce qu’il reste à vivre. Et on peut vivre avec un pronostic engagé suffisamment longtemps pour soi et pour les autres, appuie Hélène Brocq. Quand on rencontre des soignants humains, qui restaurent l’estime de soi par des gestes attentionnés et ont pour le patient une position antalgique, qui disent non pas “c’est terminé” mais “quoi qu’il arrive, on ne vous laissera pas tomber”, quand on se sent authentiquement soutenu et contenu par le monde médical et par ses proches, c’est une chose que l’on arrive à vivre jusqu’au bout.»C’est aussi ce que voulait transmettre Bruce Kramer avant de mourir, et ce qu'on l'entendait dire à ses médecins à venir lors de l’épisode 13: «Quand vous donnez à quelqu’un une très très mauvaise nouvelle, essayez de rendre ce moment le plus humain possible. Demandez-vous ce qui rend cette expérience humaine belle. De tendre la main, d’être silencieux, tout simplement silencieux. […] Ce sont des choses avec lesquelles vous pouvez donner de l’espoir, même s’il n’y a pas de traitement.»Une vision qu’il a répétée lors de l’épisode 22, affirmant que lorsque les médecins traitaient leurs patientes et patients comme leurs égaux, «cela nous ôte l’idée fausse d’être diagnostiqués avec une maladie mortelle et nous permet de voir que vient de nous être délivrée non pas une sentence de mort, mais une sentence de vie».1 — L’article 10 de la Convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine dispose que «toute personne a le droit de connaître toute information recueillie sur sa santé. Cependant, la volonté d'une personne de ne pas être informée doit être respectée». Retourner à l'article