La fin de vie, les yeux ouverts L'Express
Par Christophe Barbier publié le 10/12/2014 à 07:36
Le rapport Claeys-Leonetti, remis ce mercredi au gouvernement, entretient un consensus hypocrite et lâche: on ne veut pas aller au-delà du simple accompagnement attentionné vers la mort. Il est temps d'accorder aux citoyens de notre pays le droit au suicide assisté.
La fin de vie, les yeux ouverts
Qu'est-ce qui est raisonnable et qu'est-ce qui ne l'est pas quand un être humain exprime le désir poignant d'en finir et n'est pas écouté?
AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN
Dans une société, le moment vient parfois d'une rupture philosophique, du franchissement irrévocable d'un cap. Soudain, le tabou s'efface, ce qui hier était le Mal se voit autorisé et l'illégal rentre dans le droit. Alors, les valeurs collectives se meuvent et, comme les glissements de plaques tectoniques provoquent des séismes, ces évolutions entraînent de violentes secousses. Ce fut le cas en France, il y a quarante ans, avec le droit à l'avortement, et il y a trente-trois ans avec l'abolition de la peine de mort. Aujourd'hui, il est temps d'accorder aux citoyens de notre pays le droit au suicide assisté.
Le rapport Claeys-Leonetti, remis ce mercredi au gouvernement, entretient un consensus hypocrite et lâche : on ne veut pas aller au-delà du simple accompagnement attentionné vers la mort, qui limite les souffrances par tous les moyens disponibles, mais ne tue pas. Et quand il en vient à évoquer une "sédation profonde" pouvant entraîner le décès dans "un délai non déraisonnable", le précautionneux jargon juridique s'enfonce dans les marais de l'arbitraire : qu'est-ce qui est raisonnable et qu'est-ce qui ne l'est pas quand un être humain exprime le désir poignant d'en finir et n'est pas écouté ?
La bonne volonté des parlementaires n'est pas en cause, car ils sont soucieux de ne pas enflammer le débat public, à peine remis de l'incendie du mariage homosexuel. Mais, derrière cette attention portée à la paix civile, ce sont bel et bien des conservatismes qui sont à l'oeuvre. Ils sont honorables et souvent exprimés en conscience, mais constituent désormais des archaïsmes à surmonter, car l'évolution des thérapies a bouleversé la fin de vie, aujourd'hui inextricable noeud de souffrances pour le malade et d'entêtements techniques et chimiques du médecin.
Restaurer la réalité de la mort
Il y a, d'abord, les pesanteurs d'une société encore imprégnée de valeurs catholiques. Alors que la déchristianisation de la France est le phénomène sociologique majeur des cinquante dernières années, il demeure, sur quelques sujets, une trace mentale, un enracinement psychique : la modernité, la liberté supplémentaire suscitent d'ultimes réticences morales. Que la foi soit affirmée ou tacite, aller vers Dieu au moment de son choix ne peut pas être une faute.
Par ailleurs, notre époque nie la mort, chasse les agonisants de leurs maisons pour les escamoter à l'hôpital et entretient les foules dans l'illusion de la jeunesse éternelle et de la vie infaillible. En autorisant le suicide assisté, on restaure la réalité de la mort et on crée l'obligation pour chacun d'affronter son destin, pour en rester le maître ou se dérober. Nul ne pourra fuir ce rendez-vous suprême : quand mon corps cesse-t-il, par ses douleurs, d'être à la hauteur de mes exigences ? Quand ma vie ne vaut-elle plus la peine d'être vécue? Chacun pourra ne pas répondre; nul ne pourra plus dire qu'on l'empêche de répondre.
Enfin, le corps médical, même s'il ne s'en rend pas compte, refuse le suicide assisté parce qu'il veut garder le droit de vie ou de mort, symbole de sa domination dans notre temps scientiste. Pas question pour les impérieux docteurs d'aider un patient à appliquer sa propre décision, car les malades sont là pour être soignés, non pour choisir leur sort.
La réforme à adopter est simple : que tout Français atteint d'un mal incurable puisse demander les moyens et l'assistance nécessaires pour quitter la vie, lucide, après avoir profité de chaque instant valable et tenu toutes les cérémonies d'adieu souhaitées. Le candidat Hollande a promis cette évolution, la gauche doit donc l'approuver ; il s'agit d'un progrès pour l'individu, la droite libérale doit donc la soutenir. Offrir à ses enfants le droit d'achever leur existence les yeux ouverts est la plus belle mission pour une démocratie qui a déjà conquis toutes les libertés.