La Belgique repousse les limites de l'euthanasieJoséphine Bataille
Créé le 08/10/2013 / modifié le 08/10/2013 à 18h19
Le parlement belge lors du vote de la loi autorisant l'euthanasie, le 16 mai 2002 © BENOIT DOPPAGNE / AFP Le parlement belge lors du vote de la loi autorisant l'euthanasie, le 16 mai 2002 © BENOIT DOPPAGNE / AFP Cas inédit, la mort récente d’un transsexuel, à sa demande, semble changer l’interprétation de la loi belge sur la fin de vie.
Né femme, Nathan Verhelst, Belge de 44 ans, cherchait depuis de nombreuses années à devenir physiquement un homme. Après avoir subi une amputation de la poitrine, l’opération destinée à lui fabriquer un pénis avait échoué, le laissant dans une profonde détresse. Il a demandé l’euthanasie. Et il est mort, le 1er octobre, avec l’aide des médecins.
Dans tous les médias, on a entendu l’avocate Jacqueline Herremans, membre de la commission euthanasie (chargée d’examiner la conformité des dossiers a posteriori) et présidente de l’ADMD Belgique (Association pour le droit de mourir dans la dignité), expliquer que selon la loi belge, en effet, « la personne doit présenter une affection grave et incurable qui lui cause des souffrances », mais que « le législateur a précisé que ces souffrances peuvent être d’ordre psychique ou physique ». Autrement dit, lorsque la douleur physique a pu être soulagée, la souffrance existentielle liée à une mort certaine, même
à plus ou moins long terme, justifie en Belgique qu’on accède à une demande d’euthanasie. Ce que personne n’a relevé, pourtant, c’est que, dans le cas présent, Nathan, quoique en souffrance profonde, n’était pas à proprement parler malade, et encore moins proche de la mort.
Cette interprétation de la loi est donc aussi inédite que la situation est dramatique, comme le reconnaît le psychiatre de la clinique wallonne d’Ottignies, Raymond Gueibe. Il est persuadé que cela « va provoquer des débats dans le pays, parce que justement, la décision n’est pas reliée à une fin de vie probable ». « Nous devons reconnaître que dans certaines maladies psychiatriques nous sommes impuissants à soulager la souffrance », commente pourtant cet autre médecin belge, à qui il arrive de pratiquer des euthanasies dans le cadre des soins palliatifs. « Les médecins préfèrent parfois accompagner la mort demandée plutôt que de laisser ces personnes se suicider dans des conditions terribles et avec des conséquences dramatiques pour les proches. » Dans le plat pays, on est « plus pragmatique face à la souffrance et moins idéologique, car on fonctionne au cas par cas, sans généraliser », estime-t-il.
La Belgique serait-elle en train de valider doucement une compréhension toujours plus large du droit à la mort ? Se trouve-t-elle sur la fameuse « pente glissante » évoquée par les opposants à la légalisation de l’euthanasie ? C’est ce que mettait en avant en France le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en juillet dernier, dans un avis sur la fin de vie, où il consacre plusieurs pages à l’analyse de l’expérience menée dans les pays du Benelux : « Elle montre qu’il paraît relativement illusoire de fixer de manière stable les critères de l’éligibilité à l’euthanasie. Cette volonté d’élargir le champ d’application de la loi sur l’euthanasie montre que son principe est désormais bien ancré et admis par une majorité de citoyens dans la société belge, même si c’est avec de grandes disparités entre Wallons et Flamands. Elle témoigne aussi de ce que l’euthanasie est conçue comme un droit de la personne dont il n’est pas légitime de frustrer par principe telle ou telle catégorie de citoyens. »
Or justement, la semaine de la mort de Nathan, La Libre Belgique publiait un sondage établissant que les trois quarts des Belges sont « plutôt favorables » à ce que des mineurs – même s’ils ne sont plus en état de donner leur consentement – et des adultes déments puissent demander l’euthanasie. D’après la loi de 2002, l’euthanasie n’est accessible qu’aux adultes conscients, mais des demandes d’élargissement de la loi ont été constamment formulées depuis, et des projets relatifs aux enfants et aux déments sont actuellement à l’étude au Parlement. D’après le professeur d’éthique médicale Marc Grassin, auteur de la Déshumanisation civilisée, (Cerf), cette évolution suit bien une même logique, sur fond d’une culture libérale toujours plus prégnante. « Le sujet libéral repousse tout ce qui met des limites à la réalisation de soi et à l’autonomie, d’où le caractère intolérable de la souffrance et du moment de déprise que constitue la mort, explique-t-il. Alors, malgré le tabou spontané que constitue l’euthanasie d’un mineur, face à l’effroyable réalité de la fin de vie d’un enfant, ces sociétés vont avoir tendance à chercher de nouveau à “gérer” la difficulté avec tous les outils à leur disposition. Cette perspective révèle aussi que l’enfant est de plus en plus considéré comme un sujet autonome à l’égal de l’adulte, capable de prendre la responsabilité de sa propre mort – alors qu’il est plutôt un sujet en élaboration, qui a besoin d’être accompagné dans l’apprentissage de la liberté. »
Raymond Gueibe, qui défend l’extension de la loi, reconnaît qu’entre l’euthanasie et la problématique plus large d’une forme d’assistance au suicide, la frontière est devenue floue. « Notre pays est marqué par deux cultures, à la fois germanique et latine, qui tendent à se diviser sur ces questions », bien que le dernier sondage ait montré un nivellement de ces différences. D’après le psychiatre cependant, l’euthanasie reste pour tous les praticiens « un acte exceptionnel et très difficile à pratiquer ». Il ne croit pas à terme en Belgique à une banalisation du suicide en tant que tel, comme elle existe en Suisse.
Pourtant, au fond, c’est cette logique qui nourrit la réflexion sur l’euthanasie. Ainsi, des maladies (psychiatriques, neurodégénératives) qui ne conduisent pas directement à la mort et dont l’évolution n’est pas prévisible, mais qui constituent de fait pour l’individu comme l’annonce d’une mort subjective et sociale, justifient déjà une interprétation extensive de la loi. Récemment, l’écrivain Hugo Claus et le prix Nobel de médecine Christian de Duve ont obtenu l’euthanasie pour ne pas avoir à subir la dégradation cognitive insupportable liée pour l’un à la maladie d’Alzheimer et pour l’autre à un accident vasculaire cérébral. Si la loi belge évoluait, elle renforcerait cette perspective en rendant possible la rédaction de directives anticipées par le futur dément. Pour Marc Grassin, c’est bien sur ce terrain que se situe la plus forte rupture. « L’enjeu est avant tout symbolique. À quelle part de fragilité cognitive la personne a-t-elle droit ? On est très proche du questionnement sur le handicap. Rendre possible l’euthanasie en cas de démence, c’est reconnaître qu’il y a des types de vie qui ne sont pas adaptés à ce que la société peut attendre. »
Dans l’histoire de Nathan, c’est ce qui a scandalisé le professeur Didier Sicard, auteur en décembre 2012 d’un rapport sur la fin de vie : « Au nom d’une sorte de générosité du politique, l’inscription de l’euthanasie dans la loi génère une extrême violence : la discrimination affichée à l’égard de personnes dont le destin serait de demander la mort. »
L'euthanasie en Belgique
En 2012, la Belgique a enregistré 1 432 déclarations d’euthanasie. Elles représentent près de 2 % de l’ensemble des décès.
Dans 97 % des cas, elles ont été demandées par un patient conscient. 80 % des demandes étaient liées à un cancer, 10 %, à une affection neuromusculaire évolutive ou à des séquelles neurologiques après un accident.