Gabriel Matzneff : Foi, suicide et euthanasie
Le Point.fr - Publié le 25/09/2013 à 17:34
L'écrivain Gabriel Matzneff explique pourquoi l'euthanasie n'est ni de droite, ni de gauche, ni catholique, ni athée, mais universelle.
Que dit la religion catholique du suicide et de l'euthanasie ? Que dit la religion catholique du suicide et de l'euthanasie ? © Bernat Armangue/AP/SIPA
Par Gabriel Matzneff
Dans son Journal de 1815, Stendhal appelle les conservateurs catholiques dont s'entoure Louis XVIII "le parti de l'éteignoir". En 2013, il n'écrirait pas cela, car aujourd'hui les catholiques de droite n'éteignent pas les feux, mais au contraire les allument. Personne n'avait, semble-t-il, prévu l'hostilité passionnée que suscite chez les catholiques le vote par l'Assemblée nationale de la loi qui permet à deux personnes du même sexe de convoler en justes noces. Leur résistance s'organise. Cet été, à Nice, j'ai vu des Veilleurs réciter des prières sur les marches du palais de justice ; l'autre jour, à la radio, j'ai entendu une jeune fille parler avec une ferveur qui m'a à la fois surpris et touché de la création d'un groupe frondeur baptisé les Antigones.
Touché, parce qu'à travers cette voix vibrante s'exprimait une belle âme. Surpris, parce que je m'étonne que des gens pour qui seul importe le sacrement du mariage administré par un prêtre fassent un pareil foin pour un contrat civil passé devant monsieur le maire. Cela dit, que je juge cette émotion excessive est de maigre importance. Ce qui compte, c'est qu'elle existe et perdure ; que les blessures causées par le vote de la loi ne se cicatrisent pas ; que les torches allumées par le parti du refus sont plus que jamais flamboyantes.
Mini-guerre civile
J'espère que lorsque, dans les mois à venir, le projet de loi sur le suicide assisté, sur cette euthanasie qui, étymologiquement, signifie la "bonne mort", la "mort sans souffrance", sera étudié par les députés et les sénateurs, il ne ravivera pas la mini-guerre civile provoquée par le mariage entre moustachus (et parfois entre barbus). Comme il est très mal élevé de se citer soi-même (un écrivain doit, nous disent les manuels de savoir-vivre, feindre de n'avoir jamais rien écrit), je ne renverrai pas les lecteurs du Point à mes essais intitulés Le suicide chez les Romains et Le suicide philosophique, mais je leur rappellerai ici, courtement, quelques vérités.
La première est que si le judéo-christianisme est une des deux sources de la civilisation française, l'autre en est le paganisme gréco-romain ; que ces deux sources ont la même importance et qu'il est hors de question de feindre d'oublier l'une au profit de l'autre. En 2001, après que les Pays-Bas eurent légalisé l'euthanasie, le cardinal italien Ersilio Tonini se permit de qualifier ce vote de "très grave blessure à l'humanisme européen". Vu que cette juste loi sur la mort douce aurait été applaudie avec enthousiasme par les philosophes Épicure et Sénèque, les poètes Lucrèce et Horace, les déplorables propos du cardinal Ersilio Tonini prouvèrent que l'on pouvait être un prince de l'Église et n'avoir pas la moindre idée de ce qu'est l'humanisme européen.
"Tu ne tueras point"
Cela dit, j'admets volontiers qu'Épicure et Sénèque ne soient pas des autorités spirituelles aux yeux des catholiques. Je conseille donc à ceux-ci de lire le Vieux et le Nouveau Testament. Ils n'y trouveront pas la moindre condamnation du suicide, que celui-ci soit assisté ou non.
Dans le Vieux, au livre des Juges, le suicide de Samson est présenté comme un acte de pieuse vaillance ; dans celui des Maccabées, la mort volontaire de Razias comme une action chevaleresque ; et Albert Bayet a bien montré qu'il est abusif d'appliquer au suicide le "Tu ne tueras point" du Décalogue.
Dans le Nouveau, ni le Christ ni les apôtres ne prononcent une seule parole contre le suicide, assisté ou non. Je puis en dire autant des Pères de l'Église des trois premiers siècles. Il faut arriver au IVe siècle, à Lactance et Augustin, pour lire sous une plume chrétienne des attaques contre ceux qui, n'attendant pas que Dieu fixe l'heure de leur trépas, la choisissent librement. Or, nous savons tous que cette condamnation de la mort volontaire est une arme de pur opportunisme et de mauvaise foi, utilisée par les docteurs chrétiens qui à cette époque ont déjà conquis les masses populaires, mais qui désirent attirer les élites sociales, les intellectuels, demeurés, eux, fidèles aux idéaux de l'épicurisme et du stoïcisme, sagesses qui, l'une et l'autre, respectent le suicide solitaire, louangent le suicide assisté.
La phrase que, dans l'Évangile selon saint Jean, au chapitre X, prononce le Christ prédisant sa future mort sur le Golgotha : "Personne ne m'enlève la vie, mais je la livre de moi-même" permet avec raison à un éminent docteur chrétien du IIIe siècle, Tertullien, d'affirmer que Jésus s'est tué lui-même ; et dans son enthousiasme pour la mort volontaire, Tertullien va jusqu'à citer en exemple les héros oblatifs du paganisme : une femme, Lucretia, un homme, Regulus, et beaucoup d'autres.
Une loi de simple et raisonnable civilité
J'avoue ne pas comprendre pourquoi ceux qui soutiennent ce projet de loi sur l'euthanasie - je pense en particulier aux animateurs d'un groupe dont je suis membre, l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, l'ADMD, que préside le pugnace Jean-Luc Romero - sont si souvent des athées, des anticléricaux durs et purs. La mort volontaire n'a aucun lien avec l'athéisme. Ni Jésus-Christ ni les moines bouddhistes qui durant la guerre du Vietnam s'immolèrent par le feu n'étaient des athées.
Je ne suis ni athée, ni anticlérical, je souhaite, si un jour je suis réduit à pareille extrémité, qu'avant qu'un médecin ne me fasse la piqure libératrice un prêtre m'administre l'extrême-onction, et cependant, pour les mêmes raisons que les bouffeurs de curé, je désire qu'une telle loi soit votée.
Cette loi n'a rien à voir avec la foi ou l'absence de foi, la gauche ou la droite, c'est une loi que chacun devrait approuver, une loi de simple et raisonnable civilité. Si les catholiques veulent bien se fourrer ça dans le ciboulot, les débats parlementaires futurs y gagneront en sérénité, en discernement.
Moeurs barbares
Dans l'état actuel des choses, la France du XXIe siècle se montre, sur ce point essentiel, moins civilisée que celle du Ier siècle. Aux moeurs barbares de notre époque qui se donne bonne conscience en anathématisant le suicide et l'euthanasie, j'oppose la civilisation raffinée dont Valère Maxime donne ainsi le témoignage : "On garde, dans un dépôt public de Marseille, un breuvage empoisonné où il entre de la ciguë et on le donne à quiconque fait valoir devant le Conseil des Six-Cents (tel est le nom du Sénat) les raisons qui lui font désirer la mort. À cet examen préside une courageuse bienveillance (benevolentia), qui ne permet pas de sortir de la vie à la légère, mais qui, si le motif de la quitter est juste, en fournit un moyen aussi prompt que légitime."
Mesdames et messieurs les parlementaires de la Cinquième République, que vous soyez croyants ou incroyants, de gauche ou de droite, et même du centre, sachez, quand ce projet de loi vous sera soumis, être le Conseil de Six-Cents des temps modernes.