La présence réelle : qu'est ce que cela veut dire ?
Les catholiques croient en la « présence réelle » du Christ dans l’eucharistie. Que veulent-ils dire ? En reprenant l'historique de ce mystère, le P. Fédou, jésuite, nous livre une approche simplifiée. L'expression "présence réelle" est employée à propos de l’eucharistie… Comment l’entendre ? D’un côté, il ne faut pas imaginer une présence « locale » du Christ dans l’hostie consacrée ; mais d’un autre côté, ce serait atténuer la force de l’expression que de présenter le pain eucharistique comme un simple « signe » de cette présence. On entend dire, parfois : les catholiques croient à la présence réelle, les protestants n’y croient pas… En fait, les catholiques eux-mêmes ne sont pas toujours au clair sur le sens de la « présence réelle », et les positions protestantes sont, de leur côté, plus diverses qu’on ne pense.
L’éclairage de Thomas d’AquinL’histoire contribue à éclairer le problème. On discutait beaucoup au Moyen Âge, au sujet du corps eucharistique. Certains auteurs comprenaient ce corps de manière très réaliste, et même « physiciste » (ainsi Paschase Radbert au IXe siècle : pour lui, le corps eucharistique n’était autre que le corps né de Marie, et la chair du Christ y était simplement voilée). Par réaction, Bérenger de Tours affirma au XIe siècle que le pain eucharistique était seulement un « signe ». Il dut certes se rétracter, et professa finalement que le pain et le vin consacrés étaient devenus le « vrai corps » et le « vrai sang » du Christ. Mais le problème demeurait alors : comment comprendre une telle transformation, alors même que les « espèces » (le pain et le vin) restaient inchangées ? On vit apparaître dans ce contexte, au XIIe siècle, le mot technique de « transsubstantiation », et c’est avec saint Thomas d’Aquin, au siècle suivant, que ce mot devait recevoir son véritable sens. Pour le comprendre, il faut d’abord rappeler que la « substance » désigne, non pas une chose visible, mais la réalité intelligible d’un être. Dès lors, parler de « transsubstantiation » (ou de « conversion substantielle », comme
Thomas préfère le dire dans sa dernière oeuvre), c’est tenir qu’il y a bien changement de la substance du pain en substance du corps du Christ, mais c’est reconnaître en même temps que « le corps du Christ, selon le mode d’être qu’il a en ce sacrement, n’est perceptible ni pour le sens, ni pour l’imagination ». Le paradoxe est que, plus tard, le mot « transsubstantiation » serait parfois détourné de son sens pour transmettre l’idée d’une présence « locale » du Christ dans l’hostie ! Or saint Thomas, prenant le mot « substance » dans son sens métaphysique, précisait que le corps du Christ est présent dans le sacrement « selon le mode de la substance » et que « la substance, en tant que telle, n’est pas visible pour l’oeil corporel » ; ce qui est visible, par contre, ce sont les espèces du pain et du vin (1).
Tous les protestants n’ont pas la même doctrineLes Réformateurs, au XVIe siècle, réagirent vivement contre certaines dérives de la pratique sacramentelle. Mais tous n’eurent pas la même doctrine à propos de l’eucharistie : Luther tenait quant à lui la présence réelle ; Zwingli voyait dans le pain et le vin de simples signes ; Calvin considérait que le fidèle recevait spirituellement la présence du Christ. En réponse au protestantisme, le concile de Trente déclara que, « après la consécration du pain et du vin, notre Seigneur Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, est vraiment, réellement et substantiellement contenu sous l’apparence de ces réalités sensibles » (2). Même si le mot « contenu » risque d’entretenir l’idée d’une présence spatiale, le Concile reprend pour l’essentiel l’enseignement de saint Thomas : le Christ est tout entier présent sous les espèces du pain et du vin – il l’est « substantiellement », au sens qui a été précisé plus haut. Le Concile a en même temps soin de rappeler le sens fondamental de l’eucharistie (dont la doctrine de la présence réelle ne doit pas être séparée) : le Christ, par amour, a laissé un mémorial de ses merveilles, il nous a donné de célébrer sa mémoire et d’annoncer sa mort jusqu’à ce qu’il vienne ; il a voulu le sacrement comme « aliment spirituel des âmes qui nourrit et fortifie ceux qui "vivent de sa vie " ; il a voulu que ce soit « un symbole de cet unique corps dont il est lui-même la tête » (3).
Le Christ s’offre lui-même aux croyantsL’histoire aide ainsi à comprendre la double exigence qui nous incombe : d’une part, nous ne pouvons pas entendre la présence réelle dans un sens « local » et« physiciste » ; d’autre part, et à l’inverse, nous ne pouvons pas voir dans le pain et le vin consacrés de simples « signes ». C’est bien le Christ qui se donne « réellement » dans l’eucharistie.
Cette dernière affirmation se fonde sur le témoignage de l’Écriture. Lors du dernier repas, Jésus donne à ses disciples le pain et la coupe en leur disant : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang… » (Matthieu 26, 26-28). Dans l’évangile de Jean, il prononce ces paroles : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie… Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie » (Jean 6, 51 et 53). Et Paul écrit aux chrétiens de Corinthe : « La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? » (1 Corinthiens 10, 16).
Il y a donc bien « présence réelle » du Christ dans l’eucharistie. Pour comprendre le sens de cette présence, et pour la distinguer notamment de ce qui serait une présence « locale », le P. Yves de Montcheuil a développé jadis une profonde réflexion sur la « présence spirituelle » : « La présence véritable ne se trouve que là où se trouve un esprit. Toute présence est spirituelle… Si donc la présence eucharistique du Christ devait être comprise comme une relation directe ou indirecte avec un lieu, elle serait inférieure à la présence du Christ dans l’âme qui pense à lui et l’aime. » De plus, la présence réelle ne doit pas être considérée isolément : si l’hostie est consacrée, c’est parce que le Christ s’est livré pour sa vie (4). Dans l’eucharistie, précisément, il se donne à nous comme nourriture. On a fait appel à diverses images pour expliquer la « conversion substantielle » dont parlait saint Thomas. Ainsi, le pain est d’abord fait de blé ou de seigle ; mais une fois que le blé ou le seigle est devenu du pain, la vraie substance du pain est d’être une nourriture pour l’homme. Pourtant, de telles images sont nécessairement déficientes par rapport au mystère eucharistique. Il s’agit en effet d’une réalité unique entre toutes, à savoir que le Christ s’offre lui-même aux croyants qui communient à son corps et à son sang ; ce n’est pas là simple prolongation de ce que fut autrefois sa présence aux disciples, c’est plutôt la forme nouvelle que prend cette présence depuis que le Ressuscité, par-delà sa mort sur la Croix, se donne à nous dans le sacrement de l’Eucharistie.
Enjeux oecuméniquesUne juste compréhension de la « présence réelle » n’est pas seulement importante pour les catholiques ; il faut aussi souligner ses enjeux dans le cadre du dialogue oecuménique contemporain. Du point de vue doctrinal, il n’y a pas sur ce point de divergence avec l’orthodoxie ; n’est-ce pas là un fait qui, justement, devrait contribuer au rapprochement entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe ? Des divergences demeurent par contre entre catholiques et protestants. Toutefois, la théologie catholique contemporaine ne peut plus refuser à la Cène protestante une « consistance eucharistique » ; certes, elle n’y reconnaît pas « la substance propre et intégrale du mystère », mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune présence du Christ dans la célébration (5). Bien plus, les protestants et les catholiques du Groupe des Dombes ont pu aller jusqu’à écrire à propos de l’eucharistie : « Nous confessons unanimement la présence réelle, vivante et agissante du Christ dans ce sacrement.
Le discernement du corps et du sang du Christ requiert la foi. Cependant, la présence du Christ à son Église dans l’eucharistie ne dépend pas de la foi de chacun, car c’est le Christ qui se lie lui-même, par ses paroles et dans l’Esprit, à l’événement sacramentel, signe de sa présence donnée. » (6) Il faut souhaiter qu’une telle conviction soit partagée par le plus grand nombre de chrétiens, et que les communautés encore séparées puissent être un jour unies dans le partage de la même eucharistie.