Le
droit de mourirAndré Comte-Sponville - publié le
01/05/2013
André Comte-Sponville est philosophe. Il est l’auteur de Le
Sexe ni la mort, trois essais sur l’amour et la sexualité (Albin Michel,
2012).
François Hollande vient de saisir le Comité consultatif
national d’éthique sur les problèmes concernant la fin de vie. Je suis membre de
ce comité. On comprendra que je ne puisse rien dire des travaux qui s’y
déroulent. Rien ne m’interdit, en revanche, d’exprimer mon opinion personnelle
sur cette question difficile.
La première chose qui me frappe, c’est
l’ampleur des passions qu’un tel débat suscite. Les uns, au nom du respect de la
vie, voient dans toute euthanasie un meurtre, qu’on ne saurait tolérer : notre
société, si elle légalisait l’euthanasie et l’assistance au suicide, serait
menacée dans son fondement même. D’autres, au nom du droit à « mourir dans la
dignité », y voient au contraire la liberté ultime, pour ne pas dire, chez
certains, la liberté suprême. Non, me semble-t-il, dans les deux camps, sans
quelque exagération. C’est la vie qui importe : la mort est « son bout », disait
Montaigne, non « son but ». Apprendre à mourir ? À quoi bon, puisqu’on est
certain d’y parvenir ? « La mort, disait un vieil enseignant, c’est le seul
examen que personne n’ait jamais raté. » Je n’aime pas qu’on en fasse un
absolu : ce n’est qu’un passage, qu’on peut souhaiter bref et indolore, mais
qu’on aurait tort d’ériger en moment sublime. Ce que j’ai lu de plus juste, sur
la mort, ou plutôt sur le mourir, c’est un alexandrin de Mallarmé, dans son
Tombeau de Verlaine : « Ce peu profond ruisseau calomnié, la mort… » Cela
m’éclaire et m’apaise, davantage que les propos horrifiés ou impatients des
adversaires ou militants de l’euthanasie.
Au reste, depuis la loi Léonetti,
et sous réserve de son application effective, la situation a cessé, en France,
d’être juridiquement scandaleuse. Dès lors qu’on interdit l’acharnement
thérapeutique et qu’on reconnaît à tout patient le droit d’exiger l’arrêt des
traitements curatifs, il suffit bien souvent de combattre efficacement la
souffrance, comme nos médecins en ont aujourd’hui les moyens : la sédation
profonde, dût-elle accélérer la venue du décès, est désormais légalement
autorisée, au moins pour les malades en phase terminale. Cela règle-t-il tous
les problèmes ? Non pas, et c’est pourquoi je suis personnellement en faveur
d’une nouvelle loi, légalisant sous certaines conditions l’euthanasie,
lorsqu’elle est demandée par le patient, et l’assistance au suicide. Il n’y a
pas que les malades en phase terminale. Il y a le handicap tellement lourd qu’on
peut le juger insupportable ; il y a l’extrême vieillesse, avec sa kyrielle
d’infirmités ; il y a la dépendance, le corps qui n’obéit plus, l’esprit qui se
délite ou se perd… Un seul exemple. Celui qui est paralysé des quatre membres,
comme l’était le jeune Vincent Humbert, s’il désire continuer à vivre, je n’ai
pour lui que de l’admiration, et il va de soi que la société doit lui en donner
les moyens. Mais s’il préfère mourir, qui a le droit de s’y opposer ? Or, il n’y
peut parvenir sans une aide active. La mère de Vincent Humbert décida d’accéder
à sa demande. J’aurais fait la même chose qu’elle, et ne puis accepter que la
loi, dans notre pays, y voie un crime.
Est-ce abolir l’interdit portant
sur l’homicide ? Non pas : c’est lui reconnaître des exceptions, comme on fait
depuis toujours. Il y a des cas où l’on a le droit de tuer (la guerre juste, le
tyrannicide, la légitime défense…). Qui ne voit que le suicide, de toutes ces
exceptions, est la plus évidente ? Montaigne l’avait dit : de même que je ne
viole pas les lois qui sont faites contre les voleurs quand je prends de
l’argent dans ma bourse, « je ne suis pas tenu aux lois faites contre les
meurtriers pour m’avoir ôté la vie » (Essais, II, 3). Et d’ajouter : « Le plus
beau cadeau que nature nous ait fait, c’est de nous avoir laissé la clé des
champs… » Nul n’est tenu d’être d’accord avec Montaigne. Mais de quel droit
l’État vient-il limiter ma liberté, quand elle ne porte pas atteinte à celle des
autres ?