Source:le blog Sciences-Pô du PS
MADAME ROSA ET LE DROIT À DISPOSER D’ELLE-MÊMEfévrier 13, 2013
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Extrait de
La Vie devant soi, Émile Ajar (pseudonyme de Romain Gary).
« Le lendemain matin le docteur Katz est venu donner à Madame Rosa
un examen périodique et cette fois, quand on est sorti dans l’escalier,
j’ai tout de suite senti que le malheur allait frapper à notre porte.– Il faut la transporter à l’hôpital. Elle ne peut pas rester ici. Je vais appeler l’ambulance.– Qu’est-ce qu’ils vont lui faire à l’hôpital?– Ils vont lui donner des soins appropriés. Elle peut vivre encore
un certain temps et peut-être même plus. J’ai connu des personnes dans
son cas qui ont pu être prolongées pendant des années.Merde, j’ai pensé, mais j’ai rien dit devant le docteur. J’ai hésité un moment et puis j’ai demandé :– Dites, est-ce que vous ne pourriez pas l’avorter, docteur, entre Juifs?Il parut sincèrement étonné.– Comment, l’avorter? Qu’est-ce que tu racontes?– Ben, oui, quoi, l’avorter, pour l’empêcher de souffrir.Là, le docteur Katz s’est tellement ému qu’il a dû
s’asseoir. Il s’est pris la tête à deux mains et il a soupiré plusieurs
fois de suite, en levant les yeux au ciel, comme c’est l’habitude.– Non, mon petit Momo, on ne peut pas faire ça. L’euthanasie est
sévèrement interdite par la loi. Nous sommes dans un pays civilisé, ici.
Tu ne sais pas de quoi tu parles.– Si je sais. Je suis algérien, je sais de quoi je parle. Ils ont là-bas le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes.Le docteur Katz m’a regardé comme si je lui avais fait peur. Il se
taisait, la gueule ouverte. Des fois j’en ai marre, tellement les gens
ne veulent pas comprendre.– Le droit sacré des peuples ça existe, oui ou merde?– Bien sûr que ça existe, dit le docteur Katz et il s’est même
levé de la marche sur laquelle il était assis pour lui témoigner du
respect.– Bien sûr que ça existe. C’est une grande et belle chose. Mais je ne vois pas le rapport.– Le rapport, c’est que si ça existe, Madame Rosa a le droit sacré
des peuples à disposer d’elle-même, comme tout le monde. Et si elle
veut se faire avorter, c’est son droit. Et c’est vous qui devriez le lui
faire parce qu’il faut un médecin juif pour ça pour ne pas avoir
d’antisémitisme.Vous ne devriez pas vous faire souffrir entre Juifs. C’est dégueulasse. »MADAME ROSA ET LE DROIT À DISPOSER D’ELLE-MÊME
Prix Goncourt en 1975,
La Vie devant soi de Roman Gary relate
l’histoire d’amour d’un petit garçon arabe, Momo, et d’une vieille femme
juive, Madame Rosa, qui l’a élevé. Alors que cette dernière est
atteinte d’une maladie incurable, elle refuse de mourir à l’hôpital car
elle craint plus que tout d’être « prolongée ». Momo l’aide alors à se
défendre pour qu’elle bénéficie de son « droit sacré des peuples à
disposer d’elle-même », selon son expression enfantine, et qu’elle meure
chez elle quand elle le souhaite. Écrits il y a bientôt quarante ans,
de nombreux passages de cette œuvre prennent aujourd’hui encore tout
leur sens dans le débat actuel sur la fin de vie.
Rendu au Président de la République le 18 décembre 2012 et présidé
par le professeur Didier Sicard, le rapport du Comité de réflexion sur
la fin de vie est la manifestation concrète d’une réflexion entamée
autour de l’engagement 21 du programme de François Hollande
[1] visant « une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ».
L’actuel dispositif sur la fin de vie, la loi Léonetti de 2005, s’est
en effet révélé insuffisant tant par ses difficultés d’application que
par son incapacité à répondre aux attentes des Français. Il cherche à
empêcher «
l’obstination déraisonnable »et les traitements «
n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie » en favorisant les soins palliatifs. Cette loi permet de
soulagerdes souffrances par un traitement, au risque d’entraîner la mort. Or,
le rapport Sicard dénonce son interprétation comme un « laisser-mourir »
par certains médecins qui hâtent la mort sans intention de la donner
directement – afin de se protéger de toute accusation d’euthanasie –
processus qui peut s’avérer encore plus cruel pour le patient et ses
proches.
D’autre part, le rapport de l’Institut National des Études
Démographiques (INED) de novembre 2012 sur les décisions médicales en
fin de vie met en avant le constat suivant : près de 1% desdites
décisions correspondent à l’administration de médicaments visant
délibérément à mettre fin à la vie ce qui est contraire à la loi
Léonetti. Parallèlement, cette étude souligne la volonté exprimée par
16% des patients d’accélérer leur mort, volonté exprimée à un médecin à
un moment ou à un autre de la prise en charge.
Un tel souhait doit être entendu. Si l’on cherche l’émancipation des
femmes et des hommes, la reconnaissance de leur dignité en toute
circonstance, ce n’est que justice que chacune et chacun puisse faire
valoir un droit de contrôle sur ses derniers instants. Des instants qui
de surcroît sont caractérisés par une extrême fragilité. Ce souhait,
c’est la possibilité de choisir – j’insiste sur cette notion de choix –
le moment où l’on décide certes de mourir, mais surtout d’abréger – ou
non – ses souffrances.
Cherchant à pallier les failles de la loi Léonetti, le rapport Sicard
met en avant la possibilité d’une sédation terminale sur demande
réitérée et expresse du patient. Celle-ci prendrait la forme d’une
injection d’opiacés, entraînant ainsi le coma puis le décès, sans
souffrance. Par ailleurs, une réflexion est également ouverte sur le
suicide assisté «
qui serait réservé aux personnes atteintes d’une
maladie évolutive et incurable au stade terminal, dont la perspective
d’être obligée de vivre jusqu’au terme leur vie (…) peut apparaître comme insupportable ». En revanche, contrairement à l’euthanasie
stricto sensuoù le médecin administre l’injection létale, c’est ici le patient qui
ingère lui-même le produit. Le suicide assisté donnerait au patient un
cadre – défini strictement par l’État et le corps médical – et ne le
laisserait pas seul lors de ses derniers instants s’il décide
d’accélérer sa mort.
Néanmoins, le rapport Sicard s’oppose à l’euthanasie. Or, autoriser
le suicide assisté en fermant toute porte à celle-ci, n’est-ce pas faire
preuve d’hypocrisie ? Il semble y avoir une contradiction entre le fait
d’être au stade terminal de sa vie et celui de pouvoir encore ingérer
par soi-même un produit létal. De manière extrêmement simplifiée, un
patient paralysé souhaitant recourir au suicide assisté – car il juge la
paralysie insupportable – serait en incapacité de le faire lui-même.
Par conséquent, ce patient n’aurait eu que deux choix : endurer cette
souffrance dans une longue agonie, ou recourir au suicide assisté avant
la paralysie et donc perdre de précieux moments qu’il jugeait dignes
d’être vécus. Ainsi, le seul suicide assisté ne permettrait pas à tous
de choisir sa fin de vie.
Tout autant qu’une révolution sur la fin de vie, c’est un changement
dans la conception que notre société se fait des médecins qui s’amorce.
Qu’ils refusent d’être ceux qui délivrent la mort est naturel eu égard
au serment d’Hippocrate. Néanmoins sédation terminale, suicide assisté
ou euthanasie ne doivent pas être pensés comme un tragique dénouement
mais plutôt comme une libération pour ceux qui le souhaitent et
l’expriment clairement.
Les progrès de la science ont permis à chacun et chacune de vivre
plus dignement grâce aux soins et aux traitements luttant contre
certaines maladies. Aujourd’hui, la médecine ne doit pas se croire
impuissante face à la fin de vie mais au contraire penser son rôle
d’accompagnement. Qu’elle soigne, guérisse, allège les souffrances ou
accompagne dans la mort, elle garde sa visée première : être au service
du patient. La question de la responsabilité des médecins est évidemment
centrale, nombres d’entre eux ne voulant légitimement la porter. Or, si
le patient a suffisamment dit, écrit et répété qu’il souhaitait abréger
ses souffrances, n’est-ce pas assez pour lui faire endosser la
responsabilité de l’acte – ceci qu’il le commette lui-même, à travers le
suicide assisté, ou non, avec l’euthanasie ?
Le rapport Sicard devrait donner lieu à un projet de loi en juin
2013. S’il dresse une limite face à nos voisins européens, tels la
Belgique ou les Pays-Bas qui autorisent l’euthanasie, il n’en ouvre pas
moins une grande réflexion sur la manière dont notre société appréhende
la mort et le rôle des médecins lors des derniers instants. Ce
changement de nos conceptions va de pair avec une affirmation de la
dignité humaine comme axiome fondamental et constant, ceci que l’on soit
en bonne santé ou mourant. Dès lors, la sédation terminale et le
suicide assisté sont déjà des avancées pour ceux qui souhaitent que
Madame Rosa dispose du « droit sacré des peuples à disposer
d’elle-même ».
Manon Chonavel.
[1]« Je proposerai que toute personne majeure en phase avancée ou
terminale d’une maladie incurable, provoquant une souffrance physique ou
psychique insupportable, et qui ne peut être apaisée, puisse demander,
dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assis-
tance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. »