Euthanasie, la règle et l’exception
André Comte-Sponville
André Comte-Sponville
Philosophe, André Comte-Sponville a notamment publié Le Bonheur, désespérément (Pleins Feux), L’Amour, la Solitude (Albin Michel) et Petit traité des grandes vertus (Livre de Poche).
Le Comité national consultatif d’éthique vient de relancer le débat sur l’euthanasie, autrement dit sur la mort médicalement assistée. Son avis, sans avoir force de loi, pèse lourd : cette institution officielle de la république est tout à fait dans son rôle – éclairer l’opinion publique et le législateur – en intervenant sur cette question difficile. Il était temps. Les trois quarts d’entre nous mourront en milieu hospitalier. Cela donne aux médecins une responsabilité qui, sans être tout à fait nouvelle, ne cesse de s’accroître : non seulement combattre la maladie, tant que c’est possible, mais aussi nous accompagner dans nos derniers instants – qui peuvent durer, hélas, plusieurs semaines ou plusieurs mois. Non seulement nous aider à vivre, tant que nous le pouvons, tant que nous le voulons, mais nous aider à mourir, lorsque la souffrance ou la déchéance deviennent insupportables et vaines.
Rappelons d’abord quelques évidences. Il est clair que l’acharnement thérapeutique est une horreur, dont nous ne voulons plus. Les médecins ont aujourd’hui les moyens de nous maintenir en vie, s’ils le veulent, presque indéfiniment. Mais à quoi bon, si cela n’ajoute à notre vie qu’une agonie interminable ? Quand la médecine ne peut plus nous guérir, quand elle ne peut prolonger notre vie qu’au prix de souffrances atroces, il est évidemment préférable qu’elle s’abstienne, et laisse la mort, faute de mieux, nous délivrer. La médecine est au service de la santé. Elle n’est pas là pour faire durer indéfiniment la maladie.
Il est clair aussi que les soins palliatifs sont aujourd’hui une exigence absolue, d’ailleurs prévue par la loi, et qu’il importe de satisfaire au plus vite. Nos médecins disposent, contre la douleur, de traitements formidablement efficaces. Il est inadmissible qu’ils renoncent parfois à les utiliser, soit par manque de moyens financiers (notamment en personnel), soit par désintérêt (parce que les soins palliatifs seraient une activité secondaire, scientifiquement peu prestigieuse, médicalement peu exaltante). C’est un contresens sur la médecine, dont le propre n’est pas de guérir (elle ne le peut pas toujours), mais de soigner : l’accompagnement des mourants fait partie de sa vocation la plus haute, qui est d’aider la vie jusqu’à son terme.
Ces deux évidences, toutefois, ne suffisent pas à régler la question de l’euthanasie. Certes, renoncer à l’acharnement thérapeutique, c’est souvent accepter une euthanasie passive : on laisse mourir, délibérément, celui qu’on ne pourrait maintenir en vie, au prix d’un traitement très lourd, que dans des conditions inhumaines.
Cette euthanasie passive est aujourd’hui bien acceptée : dans un service de réanimation, environ 50 % des décès en relèvent, et nul ne songe, hormis quelques intégristes, à le reprocher aux médecins. Mais c’est l’euthanasie active qui fait problème : non celle qui laisse mourir, mais celle qui tue.
Le progrès des soins palliatifs tend à en diminuer la demande. Lorsqu’on ne souffre plus, pourquoi aurait-on envie de mourir ? Mais il n’y a pas que la souffrance physique. Il y a le handicap insurmontable, la dépendance, la déchéance, la perte progressive de ses capacités intellectuelles, l’immobilité obligée, l’asphyxie, l’isolement, le refus d’être à la charge de ses enfants ou de la société, l’ennui, l’angoisse, l’humiliation, la lassitude, l’épuisement, le dégoût de soi et de tout… Vouloir quitter la vie, dans ces conditions, ce n’est pas la trahir ; c’est protéger une certaine idée que l’on s’en fait, qui ne va pas sans dignité et liberté.
L’euthanasie active et volontaire – ce qui suppose qu’elle a été expressément demandée par le malade – est alors une assistance au suicide. C’est peu dire qu’elle me paraît tolérable : il devient de plus en plus intolérable, me semble-t-il, de refuser de l’envisager.
Le Comité d’éthique, sans vouloir la légaliser tout à fait, demande que la loi prévoie " une exception d’euthanasie ". La formule est heureuse. Il est clair que la règle, pour la médecine, c’est le respect de la vie humaine. Mais cela peut justifier, parfois, qu’on l’interrompe, quand elle ne pourrait continuer que dans l’horreur.
L’euthanasie est alors une exception, en effet, qui confirme la règle : respecter la vie humaine, c’est aussi lui permettre de rester humaine jusqu’au bout.
Avril 2000