Société
«On mélange aide à mourir et à s’éteindre»14 septembre 2012 à 19:07 ( © AFP Etienne Ansotte)
Interview L’euthanasie revient au cœur du débat avec la mission Sicard, réclamée par le Président. Le sociologue Philippe Bataille estime que cette question éthique et humaine doit s’affranchir du champ médical.Par
ERIC FAVEREAU Débat sans fin. A la vie à la mort. La loi Leonetti sur la fin de vie médicalisée a beau avoir été votée à l’unanimité en 2005, rien n’est réglé. Au point que le président de la République a rouvert le dossier,
«partisan de permettre, dans certaines conditions et pour certains malades, un geste actif qui provoquerait la mort». En juillet, il a nommé le professeur Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique,
«à la tête d’une mission de fin de vie». François Hollande souhaite avoir des moyens de discussion sur des
«cas exceptionnels» qui pourraient appeler un
«acte médical assumé». Et il a insisté
«sur le fait que ce débat doit se faire dans l’apaisement, en refusant les caricatures, les polémiques et les batailles».
Certes, mais est-ce possible tant la confusion et les malentendus altèrent le sujet ? Les uns accusent les autres de vouloir
«légaliser» le meurtre ; les autres accusent les uns d’être des idéologues de la vie à tout prix. Et au milieu, le citoyen-patient continue, dans des sondages bien orientés, à se déclarer à 80% pour l’euthanasie. Mais de quelle euthanasie s’agit-il ? Quel rapport y a-t-il entre un jeune, lourdement handicapé, qui ne veut plus vivre et demande qu’on l’aide à mourir, et une personne très âgée qui vient de subir dix chimiothérapies et souhaite s’endormir ? Quel lien avec ces nourrissons nés handicapés et maintenus en vie par la seule médecine ?
La loi de Jean Leonetti a joué à tout prix le consensus. Elle a donné un cadre à l’arrêt de traitement, en obligeant le médecin à suivre l’avis du patient si celui-ci est conscient. Mais c’est au médecin de décider si le malade n’a plus sa tête. En tout état de cause, aucun geste délibérément mortifère n’est possible, même si la loi autorise le recours aux médicaments, qui soulagent la douleur, mais augmentent le risque de la survenue du décès (le fameux «double effet»).
Philippe Bataille, sociologue, a longtemps travaillé dans des services de soins palliatifs. Son livre,
A la vie, à la mort, qui paraît le 19 septembre, dénonce le piège des soins palliatifs qui, selon lui, ferme la controverse.
«Entendez ce que vivent les gens», écrit-il. Didier Sicard, à la tête de sa mission, n’y est pas opposé :
«Je veux provoquer de l’embarras pour tout le monde et sortir la fin de vie du strict médical.» Après huit débats, il rendra son rapport avant la fin de l’année. Enième rapport?
Directeur de recherches à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Philippe Bataille a pris la succession de Michel Wieviorka à la tête du Centre d’analyse et d’intervention sociologique (Cadis). Spécialiste des questions de discrimination, puis des malades du cancer, il a enquêté sur la fin de vie médicalisée. C’est l’objet de son livre
A la vie, à la mort, où il a le courage et l’honnêteté de regarder la mort en face. Et d’ouvrir un débat indispensable dans un pays où se voiler la face demeure la règle. Autour de l’euthanasie, de la fin de vie médicalisée et des soins palliatifs, vous évoquez dans votre livre un grand malentendu. Quel est-il ?On est face à une grande hypocrisie ou devant un grand silence. On ne veut pas entendre ce qui est dit ni voir ce qui est vécu par les patients ou leurs proches. On mélange tout. D’un côté, il arrive que des patients viennent avec une demande d’aide active à mourir, mais c’est souvent exceptionnel. En tout cas, il est exceptionnel que cette demande soit portée de façon répétée. Et de l’autre, il y a - et c’est très diffèrent -, ce que j’appelle une demande médicale à s’éteindre, c’est-à-dire des patients en fin de vie, et qui veulent simplement s’en aller.
Or, ces deux situations sont désormais mélangées par l’interdit de tuer que s’impose la médecine dans sa lutte contre l’euthanasie. On va parler de suicides assistés, de demandes d’euthanasie, d’assistance à mourir. Or, cela ne correspond pas aux situations réelles. Ce sont des termes confus qui vont jusqu’au soupçon, voire à l’accusation du crime.
Mais où est le malentendu ? Dans cette confusion ?Il est de recevoir et de croire que l’aide médicale à s’éteindre se traite comme l’aide active à mourir, en posant toujours la question : est-on face à une demande d’euthanasie?
Cette question est indécente : nous sommes face à un autre cas de figure. Celui des patients en fin de vie qui savent qu’ils vont mourir. Certains, par exemple, en sont à leur énième chimiothérapie, ils ont conscience que cela ne sert plus à rien, qu’ils vont mourir dans peu de temps : c’est ce que l’on peut appeler une assistance médicale à mourir. Ce n’est en rien un appel au meurtre ni même l’abandon d’une vulnérabilité.
Vous avez un exemple ?Je raconte l’histoire de Fania. Elle a choisi de venir dans un service de soins palliatifs, après s’être battue longtemps, et avoir même été exposée à un acharnement thérapeutique qu’elle souhaitait alors. Le dernier mois, elle avait été ainsi opérée quatre fois. Il fallait arrêter. Elle a consenti, épuisée et s’estimant mourante, à aller dans un service de soins palliatifs. Après quelques jours passés à réclamer que sa vie ne soit plus prolongée, ses douleurs se sont un peu apaisées, elle s’est requinquée, allant jusqu’à entrevoir la possibilité de renouer avec un peu de sa vie sociale. Elle ne réclamait pas que sa vie s’écourte, mais qu’elle soit confortable et agréable jusqu’au bout.
Puis, la fatigue est revenue, elle a demandé que cela s’arrête désormais pour elle, que plus rien n’assiste ou ne prolonge son existence. Fania disait qu’elle avait consenti à des traitements acharnés pour vivre plus longtemps, mais cela était fini maintenant : elle estimait qu’elle était parvenue au terme des effets bénéfiques des soins palliatifs. Mais voilà, les médecins ne voulaient pas, estimant qu’il fallait attendre une complication médicale, une infection, une hémorragie, une occlusion, pour arrêter certains traitements.
Mais Fania ne voulait pas de ce temps de vie, dont elle ne profitait plus. C’est là que résident la confusion et le malentendu : la mort, au bout de la maladie grave, prend souvent cet aspect indécis qui va faire ensuite le lit de la culture palliative. Bien des questions se posent. Y a-t-il un consentement à l’agonie ? Que penser de ces dialogues médicaux qui n’aboutissent pas ? Le consentement est -il respecté en toutes circonstances en soins palliatifs ? Le malentendu est là manifeste, et on ne l’entend pas.
Mais la loi Leonetti n’était-elle pas censée répondre à ce type de situation…Oui, mais elle n’y répond pas. Elle est à la base même de ce malentendu. La loi Leonetti a mélangé toutes ces situations : elle a unifié l’improbable, par la force de l’interdit de tuer qui la structure, tout en légalisant le silence de l’hôpital qui délivre la mort, avec le double effetd’un produit qui tue sans le dire. Là s’installe le palliativisme que je dénonce.
C’est-à-dire…Un peu d’histoire : le palliativisme est le produit d’un combat à l’intérieur du monde médical contre l’acharnement thérapeutique. Ce combat remonte aux années 70, et il s’est développé par opposition aux arguments d’alors du philosophe et médecin Georges Canguilhem. Pour celui-ci, toutes les décisions médicales ne relèvent pas d’une loi générale. Le geste actif de l’aide à mourir ne peut-être qu’exceptionnel, parce qu’il engage le médecin en tant qu’individu dans une relation singulière. Cela relève d’une
«clause de conscience», dans le lien qui se forge entre un soigné et la médecine. C’est pourquoi, tout en reconnaissant le droit de chacun à faire valoir sa volonté de mourir, Canguilhem s’opposait à une légalisation pro-euthanasie, tout en appelant à l’élaboration des procédures qui la réalisent. Il ne s’opposait pas par principe et admettait le droit de réclamer la mort. Mais il fallait à chaque fois trouver la bonne procédure dans les cas d’aide active et permettre au médecin d’accompagner son patient dans les cas d’épuisement du corps par l’âge ou la maladie, souvent les deux.
Mais que vient faire le palliativisme ?Il existe, dans les années 70, une réaction médicale à cette proposition de Canguilhem. Des médecins commencent alors à dénoncer l’acharnement thérapeutique d’un côté, et l’abandon du mourant de l’autre. Est valorisé l’accompagnement soignant, sans réponse curative. On sort du message médical de l’espoir et de la guérison au bénéfice, dans les années 90, de la lutte contre la douleur.
Mais n’est-ce pas une attitude «juste» ?Peut-être, sauf que, dès le départ, il y a un malentendu : tous les termes d’un débat de société se referment sur l’identité médicale. Le palliativisme s’offre en France comme la seule réponse à la mort par acharnement thérapeutique ou par abandon médical. Il capte le débat, l’enferme, et il moralise la décision de la mort médicalisée.
Or, dès les années 70, est apparue une demande de mourir pour des patients que l’on avait amenés dans des parcours thérapeutiques interminables, qui s’allongent toujours bien au-delà de l’espoir. C’est pour cela qu’il faut sortir de la seule pratique médicale.
Vous écrivez que «soigner un mourant reste toujours une improvisation»…Oui, car au fond chaque mort est une situation, chaque individu, une personnalité. La mort nous ramène au sujet unique. Elle ne se décide pas.
Votre analyse part d’un travail de terrain. Comment avez-vous procédé?Depuis plusieurs années, je travaille au centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin où j’ai découvert, de l’intérieur, les contenus de plusieurs demandes d’aide active à mourir, y compris pour des enfants inconscients. J’ai aussi passé plusieurs mois dans un service de soins palliatifs. J’ai regardé, écouté, tout en me sentant confronté à ce qui était évident, apparent, mais que l’on ne voulait pas dire.
Je pensais me trouver face à des situations, j’ai eu affaire à des gens. Et pourtant, ce sont eux que le palliativisme ne voit pas. J’ai observé des accompagnants qui génèrent des situations d’incompréhension qui confine à la cruauté. Les malades ne comprennent pas ce qu’ils disent, ce qu’ils veulent ; c’est insupportable et cela laisse des traumatismes sur la mort.
A vous lire, ce n’est pas le grand malentendu, mais plutôt le grand mensonge ?Je ne dirais pas le mensonge, mais il y a parfois une mise en scène grotesque, jusqu’à renverser les droits des malades contre la parole du patient et de son proche, par exemple en tenant pour caduques des directives anticipées pourtant limpides et légales, ou en mettant en doute la qualité de la personne de confiance. C’est cela que je dénonce. En plus, cela s’est fait au nom d’un combat médical contre l’euthanasie qui est une question sociale, éthique et humaine, avant d’être politique et juridique. C’est pour cela que la domination du palliativisme doit être dénoncée, dès lors qu’elle entrave toute évolution de la discussion sur qu’est-ce que la transgression de délivrer la mort qui se réclame.
Mais est-ce vraiment un problème ?Oui, car il y a des perdants comme toujours quand les choses ne sont pas claires. Quand les patients ou leurs familles arrivent dans ces services, ils réagissent. Un grand nombre de ces patients ont envie que cela s’arrête. Et c’est d’ailleurs une des raisons de leur arrivée en soins palliatifs. Au début, paradoxalement, beaucoup sont contents d’avoir une tranche de vie en plus. Mais après ? Bien des agonisants ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils réalisent, seuls dans leur lit, que la mort les attend sous les yeux du médecin qui la regarde venir et agir.
En face, on leur renvoie la figure impossible, celle de la belle mort. Mais pour qui ? Réussir la mort et la rendre
«belle» ou
«bonne», ce ne sont que des propos de soignants, pas des propos de malades qui la voient venir. Sans parler des proches qui ne savent plus quoi penser, alors que les idées de suicide, par anticipation des dégradations corporelles finales, gagnent dans la population.
Peut-on parler de tromperie ?Non, d’autant qu’il y a des moments où les situations se passent bien, précisément quand on respecte la parole du patient.
Vous racontez des scènes terribles : le désarroi des équipes palliatives quand le patient meurt trop vite. Comme si elles avaient mal travaillé.Oui. Ne pas mourir trop vite est une condition favorable pour une entrée en Unité de soins palliatifs (USP). Du reste, si cela s’annonce rapide, vous restez aux urgences sur votre brancard.
Je raconte l’histoire d’une patiente. Une femme âgée. Elle arrive. Elle meurt dans la nuit. L’équipe soignante est perplexe. Le lendemain, sa fille apporte des fleurs pour remercier l’équipe. Et j’ai été surpris, car les fleurs sont laissées à l’abandon. En fait, comme la mère est morte dans la nuit - rapidement donc, comme elle le souhaitait surtout, en présence de sa fille - planait le soupçon du crime. Mais quel crime ? Simplement, d’avoir vu réaliser le schéma d’une mort qui ne «traînait pas». Mais c’est ce que souhaitent la plupart des patients qui arrivent en USP.
Je ne sais pourquoi, on se met à revaloriser l’agonie. Le palliativisme devient une médecine intrusive dans le champ psychologique, social et humain, personnel et affectif, relationnel et d’éthique du sujet. De quel droit se mêle-t-on ainsi de l’intime ? Pourquoi l’interdit d’euthanasie en vient-il à perturber le contenu humain d’une relation de médecine et de soins qui a depuis toujours tenu compte de l’accompagnement ultime du patient ?
Mais toutes les médecines sont intrusives…Certes, mais elles s’interrogent sur leurs intrusions. Et elles doivent comprendre qu’avec le consentement, c’est le patient qui pose les limites, et non le contraire, ce qui est à l’inverse de l’éthique médicale moderne.
Dans le palliativisme, ce que m’inquiète c’est que nous sommes parvenus à des situations où l’on se dispense du consentement de la personne ou des proches. Quand il pose problème, le consentement est évité. On dit alors que ce n’est plus une question médicale et on la déplace vers le moral.
Vous vous étonnez également des drôles de pratiques de sédation.Oui. Ce sont des pratiques qui résonnent comme une loterie. Le patient veut qu’on l’endorme. On l’endort, mais toutes les vingt-quatre heures, on vient le réveiller pour savoir s’il est toujours d’accord. Est-ce bien humain ? Je parle là de cruauté, c’est incompréhensible. Le mot cruauté convient parfaitement.
Vous racontez l’histoire du sociologue François Ascher.Elle est terrifiante. Atteint d’un cancer très agressif, François Ascher avait tout préparé. Il voulait mourir chez lui. Il a pris toutes les précautions pour que son choix de mourir parmi les siens n’impose aucun tourment. Il avait écrit des directives anticipées très claires :
«Je demande à ma femme de faire en sorte qu’une sédation soit pratiquée sans réveil provoqué.» Il avait reçu l’accord des équipes.
Or, rien ne s’est passé comme prévu, il s’est réveillé car il n’a pas eu de sédation. Sa femme s’est sentie dupée par cette équipe mobile de soins palliatifs qui l’a accusée de vouloir donner la mort. Le médecin palliativiste lui disant :
«Contrairement à ce que croyait votre mari, on ne peut pas dans le domaine de la maladie et des soins être son propre entrepreneur.» L’épouse lui a répondu :
«Je viens de vous dire le contraire, il voulait quelque chose qui lui permette de ne pas être conscient, de s’endormir le temps qu’il fallait.»Dès lors, qu’attendez-vous de la mission du professeur Didier Sicard ?Je souhaite qu’elle s’émancipe du tintamarre ambiant et qu’elle se fonde sur un diagnostic d’époque. La mission Sicard traite une question politique majeure et de citoyenneté, une question essentielle qui concerne chacun d’entre nous et qui se traduit en médecine par le respect de la chose consentie et pas plus.