L’euthanasie en cancérologieJean-Louis Misset
Professeur de cancérologie, CHU Saint-Louis, AP-HP
J’ai eu la chance de faire une grande partie de ma formation et de ma carrière médicale aux côtés de deux très grands médecins, grands humanistes l’un et l’autre, animés de la même passion, la lutte contre le cancer, ayant choisi de mener cette lutte ensemble à l’hôpital Paul Brousse de Villejuif, et pourtant profondément différents l’un de l’autre.
Georges Mathé, le fondateur de la cancérologie française, homme de laboratoire, a su mieux que quiconque à son époque transférer à la clinique les découvertes du laboratoire et transférer au laboratoire les questions et problèmes à résoudre mis en évidence par le soin des patients. J’ai suivi pendant des années ses visites auprès des malades hospitalisés, y compris ceux en fin de vie dont il ne « sautait » jamais la chambre, et étais à ses côtés durant ses consultations.
Je ne l’ai jamais entendu même évoquer l’idée ou l’hypothèse de l’euthanasie, y compris dans des situations déchirantes comme la fin de vie d’enfants leucémiques ou d’échecs de greffe de moelle osseuse. Cela n’entrait tout simplement pas dans sa mission de médecin, et il savait que ceux qui s’étaient confiés à lui ne l’avaient pas fait pour cela.
Léon Schwartzenberg, homme public, favori des sondages d’opinion, éphémère ministre de la Santé, passait pour un défenseur de l’euthanasie, au nom de l’autonomie des patients. Avec Pierre Viansson-Ponté, il avait écrit un livre « Changer la mort » où il défendait cette liberté. Et pourtant ! Dans la vie quotidienne à l’hôpital, il avait la même rage, le même acharnement pour continuer à lutter jusqu’au bout, chercher des solutions, innover si besoin, être à l’écoute des besoins et des attentes des patients.
Il se plaisait à raconter cette anecdote. Une femme porteuse d’un cancer à un stade avancé vient à sa consultation pour lui demander l’euthanasie. « J’ai lu que vous n’étiez pas contre. » Après examen de son dossier médical, il lui dit :
« – Je crois qu’on peut essayer de faire mieux.
- Mais si je vous le demande, le ferez-vous ?
- Oui, répond Léon.
- Maintenant que je sais que vous le ferez quand je le demanderai, je veux bien examiner avec vous les solutions alternatives. »
Cette femme, et Léon le savait, n’était pas venue chercher « la mort », mais une « porte de sortie » face à une situation intolérable et si elle avait exprimé une demande de mort c’est tout simplement parce qu’on ne lui avait pas montré d’autre porte de sortie.
Demander à être encore considéré comme un sujetLe cancer reste, pour tous les malades aujourd’hui encore hélas « non guéris », assorti d’une phase palliative qui peut durer de longs mois voire plusieurs années au cours desquels s’accumulent les symptômes physiques et psychiques, les contraintes et effets secondaires des traitements, la dégradation de l’état général conduisant à la perte progressive de l’autonomie. De quoi donner prise au découragement et demander « qu’on en finisse ».
Et pourtant, les demandes d’euthanasie, les vraies, sont exceptionnelles en cancérologie. La plupart peuvent se résoudre comme pour la malade de Schwartzenberg. Pourquoi ? Tout d’abord l’histoire d’un cancéreux non guéri n’est pas linéaire et inéluctable. Même lorsqu’on sait qu’on ne guérira pas, les périodes d’aggravation sont séparées, sous l’effet du traitement ou même sans traitement de périodes parfois longues où le patient n’a aucun symptôme et aucune menace vitale à échéance prévisible.
La plupart des patients arrivés au stade avancé de leur maladie ont vécu de telles rémissions et espèrent toujours une rémission de plus, puis peut-être encore une autre après. Le médecin lui-même, sauf aux tous derniers moments, est souvent bien en peine d’exclure formellement une telle hypothèse. C’est pourquoi les demandes que nous adressent la malades ne sont pas des demandes de mort mais des demandes de prise en charge des symptômes et des besoins physiques et psychiques, d’être accompagnés, considérés comme des sujets et non des objets porteurs d’un diagnostic d’incurabilité.
La légalisation de l’euthanasie ne peut que conduire, comme on le constate chez nos voisins qui l’ont adoptée, à l’oubli de cette exigence fondamentale du métier de médecin de respecter la vie et la personne humaine qui se confie à lui.